Formes et héritage du feedback en art vidéo : de la cybernétique à l’intelligence artificielle

Projet de Doctorat, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, ED 267 Arts & Médias, LIRA – Laboratoire International de Recherches en Arts, octobre 2020.

« Au commencement était la rétroaction ». Il serait difficile de trouver meilleur aphorisme pour mettre le doigt sur la croyance – largement partagée parmi les artistes vidéo et activistes réunis autour du magazine Radical Software – qu’il y avait quelque chose de fondamental au sujet de la vidéo, quelque chose ayant à voir non seulement avec la technologie et les médias, mais aussi la réalité biologique, ses forces vitales. […] Cette perspective ancrait, en des termes techniques précis, les intuitions plus vagues qui étayaient les analogies courantes faites entre la vidéo et l’émergence de la vie, a fortiori l’intuition animiste que la vidéo était elle-même une sorte d’être vivant.

Ina Blom, The Autobiography of Video – The Life and Times of a Memory Technology (2016)[1]
traduit de l’anglais par l’auteur

L’image électronique a pénétré le champ de l’art contemporain en 1963 lorsque deux artistes Fluxus, le Sud-Coréen Nam June Paik et l’Allemand Wolf Vostell, commencèrent à multiplier happenings et actions vandales à l’encontre de postes de télévision en marche. En perturbant volontairement le signal électronique de programmes commerciaux en cours de diffusion, ils ouvrirent la voie vers l’examen formaliste et phénoménologique des images analogiques primitives, etérigèrent les fondationsd’une nouvelle pratique expérimentale de l’image en mouvement révolutionnée par la télévision. Dès 1965, avec l’introduction sur le marché du premier système d’enregistrement analogique amateur et portable par le fabricant d’électronique domestique japonais Sony (à savoir la caméra VCK-2000 et le magnétoscope à bobines avec moniteur intégré TCV-2010, tous deux alimentés par secteur), cette pratique découvrit son médium : la vidéo et l’art vidéo étaient nés.

Dans un contexte artistique bipolaire dominé de part et d’autre de l’Atlantique par le modernisme, qui fort de son apogée entamait son déclin, et le Pop Art en plein essor, les deux premières générations d’artistes vidéo se concentrèrent sur l’analyse d’un média (la télévision) et l’exploration des spécificités d’un médium (la vidéo) en vue de la déclinaison d’une grammaire électronique de l’image. À dessein, ils écartèrent tout l’illusionnisme propre à l’industrie du cinéma, et c’est avec des productions de monobandes (destinées à la diffusion télévisuelle ou l’exposition en galerie) et d’installations (dispositifs de vidéosurveillance ou circuits vidéo fermés, créations architecturales ou sculpturales combinant images vidéo et éléments mobiliers) qu’ils énoncèrent les enjeux de leur nouvelle discipline et élevèrent la vidéo dans le champ de l’art contemporain. Du studio de télévision à l’atelier d’artiste, entre la caméra et le moniteur de contrôle, l’application de la méthode formaliste consacrée en 1960 par le critique et théoricien américain Clement Greenberg lors de sa célèbre intervention radiophonique « Modernist Painting »[2] amena enfin les pionniers de l’art vidéo à emprunter une voie similaire à celle du minimalisme, qui émergea à la même époque. Évoluant dans l’héritage immédiat des préceptes de la peinture moderniste, les artistes de cette mouvance ajoutèrent discrètement mais irrémédiablement l’inconnue du site dans l’équation désormais impossible d’une autodéfinition pure de l’art par l’art, quel qu’il soit.

Cela dit, et bien plus encore que tous ces courants artistiques, c’est tout à fait en dehors du champ de l’art contemporain que l’art vidéo naissant puisa l’ultime source de son développement intrinsèque, à savoir en la cybernétique. Fondée à la fin des années 1940 par le mathématicien américain Norbert Wiener[3], ce courant de pensée traversa aussi bien le champ des sciences dures que celui des sciences humaines, et son influence considérable n’a peut-être pas encore été suffisamment reconnue à ce jour dans les domaines de l’histoire de l’art, du cinéma et de l’audiovisuel. Ayant pour objet d’étude les mécanismes de circulation de l’information, et dès lors du pouvoir, le concept clé à la racine même de la cybernétique est la notion de feedback ou boucle de rétroaction : une relation d’influence réciproque – ou séquence de causes et d’effets formant une boucle – entre des entités interconnectées dans un même circuit, que ce dernier renseigne le fonctionnement, l’équilibre ou l’effondrement, d’un organisme vivant, d’un système sociétal, ou d’une opération technique.

En vidéo, le dispositif le plus élémentaire de feedback consiste à retourner une caméra en marche contre son moniteur de contrôle allumé, ce qui a pour conséquence de produire une mise en abîme exponentielle de l’image en son cœur, au présent continu, avec un léger délai (l’équivalent d’un effet Larsen en musique). Mais au-delà de cette application concrète, c’est tout un idéal d’émancipation politique et de partage du pouvoir qui transcendait la cybernétique sous le prisme de ce nouveau médium, que l’aphorisme le plus connu de Nam June Paik saura parfaitement résumer ici : « La télévision nous a attaqué toute notre vie, maintenant nous pouvons riposter »[4].  Plus intéressant encore dans le rapport circulaire de l’information instruit dans une boucle de rétroaction est en effet l’égalité possible de toutes les entités interconnectées, remettant en question la notion de dichotomie même sur laquelle repose encore aujourd’hui la pensée occidentale. Dans le feedback, tout peut jouir du pouvoir de l’action puisque rien n’est jamais passif, les éléments d’une même chaîne se relayant les données les uns les autres perpétuellement. A fortiori, la technologie ne s’oppose pas au vivant, ni la machine à l’humain : ils participent ensemble à une même écologie, raison qui a poussé l’historienne de l’art norvégienne Ina Blom à revenir récemment non pas sur les spécificités, mais les « forces vitales » de la vidéo dans son ouvrage The Autobiography of Video, dont une citation introduit ce projet.

Quoi qu’il en soit de cette croyance animiste, la cybernétique a donc eu à l’époque, à travers son concept clé de feedback,une emprise prodigieuse sur le développement formel, structurel et relationnel de l’art vidéo pionnier. Suite à l’avènement de la technologie vidéo, les stations de télévision publiques aux États-Unis et en Europe commencèrent à ouvrir dès la fin des années 1960 des laboratoires expérimentaux au sein desquels furent invités des artistes en résidence afin d’explorer les qualités du nouveau médium (dans la continuité des studios de musique électronique fondés dans les stations de radio européennes au cours des années 1950). Dans le cadre exclusif de ces programmes de recherche, le mixage audiovisuel fut absolument déterminant en regard de la prospection qui animait les deux premières générations d’artistes vidéo, autorisant à lui seul, au cours même de la réalisation télévisuelle, l’écriture d’un plan composite par le jeu immédiat d’incrustations, de juxtapositions ou encore de superpositions électroniques, ce à partir de l’ensemble des ressources d’images directes ou indirectes mises à disposition dans les studios (à savoir les points de vue distincts capturés par les caméras de télévision du plateau en amont et les pré-enregistrements en cours de lecture sur les magnétoscopes de la régie en aval). Il en résulte que de nombreuses fables pionnières de l’art vidéo réalisées sur monobande furent caractéristiquement articulées dans l’épaisseur même ou l’entrelacement de la trame cathodique, consacrant une syntaxe de la fusion (collage en cours) plus que de la succession (découpage en mouvement), un syncrétisme dans l’image à l’opposé du raccord des plans qui informe le montage filmique au sens strict, au ciseau et à la colle, et dès lors typiquement le récit de cinéma (bien que le plan composite en tant que tel ne soit évidemment pas le seul apanage de la vidéo, existant dans la grammaire filmique depuis le cinéma de Georges Méliès avec la technique de surimpression).

Plus significatives encore de l’influence que la cybernétique au eu sur l’art vidéo parallèlement mais en marge des studios de télévision, l’autonomiede plus en plus grande offerte par les systèmes d’enregistrement analogique amateurs et, de manière autrement plus inédite, la possibilité de connecter tout l’appareillage vidéo portable en circuit fermé pour un retour immédiat des images (en branchant la caméra en marche à un moniteur), permirent aux artistes de délaisser le viseur dans l’atelier pour intervenir directement et librement dans le champ optique de leurs caméras, a fortiori de s’intéresser à la question des dispositifs de capture (l’agencement de la caméra par rapport au moniteur de contrôle dans l’espace visé et investi). Nombre de circuits ou mises en scènevidéo devinrent ainsi le berceau de véritables performances, les artistes exposant très souvent leurs propres corps à la saisie, au contrôle et à l’image pour venir supporter, catalyser, les fables électroniques qu’ils y développaient (par exemple aux États-Unis Bruce Nauman et Vito Acconci parmi les performeurs, ou encore Peter Campus chez les pionniers de l’art vidéo à proprement parler). Au cœur des installations vidéo en circuit fermé montées dans le cadre de manifestations artistiques, les corps mêmes des spectateurs pouvaient être à leur tour confrontés à des dispositifs de capture analogues qui les invitaient à venir (re)jouer les fictions électroniques à la première personne (par exemple dans les installations de Dan Graham chez les pionniers, ou encore celles de Bill Viola parmi les artistes vidéo de la deuxième génération), et cela faisant à prendre conscience qu’eux-mêmes faisaient partie d’une boucle de rétroaction, que sa mise en espace rendait d’autant plus évidente.  

En toute logique, depuis le milieu des années 1960 jusqu’à la globalisation numérique de la fin du 20ème siècle, précipitée par le lancement en 1993 du système hypertexte publique (le World Wide Web), les développements esthétiques de l’art vidéo furent intrinsèquement liés aux progrès de l’électronique analogique, c’est-à-dire non seulement l’évolution des systèmes d’enregistrement amateurs et portables (notablement et à commencer par la commercialisation en 1967 du premier équipement domestique alimenté par batterie, l’ensemble CV-2400 Portapak de Sony), mais aussi celle de l’appareil multimachine professionnel (tables de mixage et montage audiovisuels) des studios de télévision. L’imposant déploiement dans l’espace que ces dispositifs analogiques de l’image nécessitaient était en effet particulièrement propice à manifester, matériellement, la circularité même d’un feedback, ou du moins l’interconnexion de ses parts.

Or, la numérisation progressive mais absolue de cette technologie de l’image dans le courant des années 1980 – à commencer par l’introduction du time code dès 1976 par l’entreprise d’électronique américaine Ampex, tandis que les systèmes d’exploitation informatiques compacts (logiciels de montage virtuel dont le tout premier, Avid/1,fut mis au point dès 1989 par son concurrent Avid Technology) supplantèrent définitivement les bancs de montage physique dans les studios de télévision et de cinéma au tournant du 21ème siècle – s’est avérée marquer un changement aussi substantiel qu’esthétique dans la discipline, s’il en est toujours une, de l’art vidéo. De fait, sous la forme dorénavant hégémonique (du moins la plus courante) de la vidéoprojection, l’installation vidéo, autrefois cœur d’une réflexion qui portait essentiellement sur le phénomène et l’expérience de l’aperception en jouant sur les modalités du circuit fermé (la distribution de l’appareillage vidéo dans l’espace et les possibilités techniques de retransmission directe ou différée des images électroniques), est devenue communément un moyen d’exportation sculpturale de récits d’ordre documentaire ou fictif déclinant au musée le paradigme (jusque-là proprement) cinématographique.

Depuis la fin des années 1990 s’est donc imposée et banalisée dans les manifestations d’art l’exposition d’œuvres audiovisuelles manifestement narratives. Loin des fables réflexives mises en jeu dans les œuvres d’art vidéo pionnières, ces nouvelles productions se caractérisent par des mises en scène à première vue complètement étrangères à la technologie qui les rend sensibles. Le critique et théoricien français Dominique Païni a été le premier à les pointer du doigt, baptisant alors cette nouvelle tendance de « cinéma exposé » à partir de l’analyse d’œuvres réalisées par ceux qui avaient d’abord été considérés comme constituant une troisième génération d’artistes vidéo, avant d’être plus justement requalifiés de « recycleurs de cinéma »[5] (Pierre Huyghe, Philippe Parreno ou encore Douglas Gordon en tête). Au fil de l’intronisation de ce cinéma d’exposition, les expérimentations obstinément électroniques de l’image, désormais numérique, semblent quant à elles avoir été reléguées bien en marge de l’art contemporain, ayant eu pour effet d’y occulter durablement les enjeux de la cybernétique qui avait tant influencé les développements de l’art vidéo pionnier. Si les raisons de cette mise à l’écart demandent encore à être investiguées, l’écho certain que le modernisme, largement passé de mode, a pu trouver dans les arts numériques de primeur jusqu’à une heure avancée peut expliquer en grande partie le désintérêt que les critiques et historiens de l’art leur ont majoritairement porté. Nombre d’œuvres numériques n’ont eu en effet que tendance à dessiner les contours de leur propre obsolescence, témoignant du rythme effréné des avancées technologiques depuis le tournant des années 2000 notamment en regard d’une résolution toujours plus grande des images, et dès lors échouant trop souvent à faire prendre conscience de la puissance de l’algorithme au-delà du pixel.

L’ordinateur n’est pas un simple médium parmi les autres, car il les intègre et les traduit tous. Néanmoins, sa force ne saurait être limitée à sa seule capacité d’en imiter les effets, mais réside bien plutôt en celle autrement supérieure de programmer quelque chose de l’ordre du vivant. Or, les progrès fulgurants de la robotique et de l’intelligence artificielle au cours des dix dernières années ont, en deçà de l’explosion des réseaux sociaux depuis la fin des années 2000, progressivement remis au goût du jour certaines problématiques soulevées au siècle dernier par la cybernétique, notamment l’analogie entre technologie et nature participant à un même écosystème (autrement dit l’équilibre d’une même boucle de rétroaction) qui en est ressortie à la lumière des investigations menées par les deux premières (et ultimes) générations d’artistes vidéo. Fort de cette observation, ce projet de recherche propose donc de déterrer l’héritage aussi littéral que symbolique du feedback en revenant d’une part sur l’influence colossale que la cybernétique a eu sur les développements de l’art vidéo pionnier ; en circonscrivant d’autre part les raisons possibles de sa discontinuité dans le champ de l’art contemporain qui ne sauraient se résumer à la seule renaissance du récit cinématographique au musée ou la mise au ban parallèle observée des arts numériques ; enfin et surtout, en étudiant l’évolution de ce concept à travers l’analyse d’œuvres multimédias récentes défiant, au moyen de la générativité et de l’intelligence artificielle, les dichotomies classiques qui opposent autrement machine et usager (qu’il s’agisse de l’artiste ou du spectateur), ou encore réfléchissent les conditions du vivant en introduisant de la contingence dans leurs processus récursifs. Du rapport circulaire mis en œuvre ou figuré dans ces travaux découleront d’autres questionnements, qui ponctueront également le propos de cette thèse, à commencer par la nature même des images générées de la sorte et le nouveau genre des récits qu’elles relaient.

[1] Ina Blom, The Autobiography of Video – The Life and Times of a Memory Technology, Sternberg Press (Berlin), 2016, p. 69, traduction par nos soins : « “In the beginning there was feedback.” It would be hard to find a vignette that more accurately pinpoints the belief – widely shared among the video artists and activists gathering around Radical Software magazine – that there was something fundamental about video, something to do with not just technics and media but biological reality, the very forces of life. […] It was a perspective that anchored, in precise technical terms, the more nebulous intuitions underpinning the widespread associations between video and life issues, as well as the animist intuition that video was a living being of sorts ». Les mots qui introduisent cette citation sont du physicien américain James P. Crutchfield : in James P. Crutchfield, « Space-Time Dynamics in Video Feedback », in Physica (Amsterdam), 1984, p. 229.

[2] Clement Greenberg, « Modernist Painting », intervention radiophonique, Forum : the Arts and Sciences in Mid-Century America, VOA (Washington D.C.), mai 1960 ; in Arts Yearbook (New York), no. 4, 1961.

[3] Norbert Wiener, Cybernetics, or Control and Communication in the Animal and the Machine (1948), MIT Press (Cambridge), 2nde edition, 1961.

[4] « Television has attacked us for a lifetime, now, we strike back » (1992), citation telle que reportée dans la rétrospective de l’artiste à la Tate Modern (Londres) : Nam June Paik, 17 octobre 2019 – 9 février 2020.

[5] Dominique Païni, « Le retour du flâneur », Artpress, no. 255, mars 2000, p. 34.