Violaine Boutet de Monvel

Art writer & translator | Lecturer & PhD candidate

L’art vidéo pionnier sous le prisme de l’agentivité : quelle(s) icône(s) pour un médium dont la spécificité était le feedback ?

Chapitre d’ouvrage collectif publié par Mare et Martin (Paris), 2023, pp. 259-277.

Alors que la télévision se standardisa à l’issue de la Seconde Guerre mondiale et s’imposa progressivement dans les foyers aux États-Unis puis en Europe au cours des années 1950, la technologie vidéo n’avait pas encore été mise au point. À titre indicatif, 50% des foyers américains possédaient un poste de télévision dès 1953 et 90% en 1960, contre 1% des ménages français en 1954 et 50% en 1965. Or, lorsque cette année justement la firme japonaise Sony lança sur le marché le premier système d’enregistrement analogique amateur et transportable en valise, à savoir la caméra VCK-2000 et le magnétoscope à bobines avec moniteur intégré TCV-2010 fonctionnant sur secteur, puis en 1967 l’ensemble véritablement portatif DV-2400 Portapak alimenté par batterie, la production de telles images ne fut enfin plus le fief exclusif desstudios de télévision et s’ouvrit peu à peu à son exploitation privée, a fortiori artistique.

Néanmoins, dès 1963 en Allemagne de l’Ouest, soit deux ans avant l’apparition charnière de ce médium révolutionnaire, deux artistes Fluxus – le Sud-Coréen Nam June Paik et l’Allemand Wolf Vostell – abordèrent de primeur l’image électronique en s’en prenant directement au poste de télévision : son intrusion et son détournement en situation d’exposition virent alors les prémices de ce qui allait devenir la discipline historique de l’art vidéo. En perturbant volontairement le signal d’émissions en cours de diffusion, ces deux pionniers pavèrent la voie à l’examen formaliste et phénoménologique des images analogiques primitives, télévisées, etérigèrent les fondationsd’une nouvelle pratique expérimentale de l’image en mouvement sous le prisme de l’agentivité.

Dès lors, est-il possible qu’une technologie – celle de l’image électronique par l’intermédiaire de la télévision, puis de la vidéo – ait su générer une ou des icône(s) emblématique(s) comme l’a été, par exemple, la ruine au romantisme ? Afin de répondre à cette question, retenons d’une part que toutes les images analogiques jouissaient déjà d’une première particularité : la nature électrique même de leur mode de diffusion les dotait à elle seule du pouvoir de voyager à la vitesse de la lumière, par-delà les continents, et en deçà des pérégrinations d’un artiste donné ou du rayonnement de son influence propre.

D’autre part, le médium vidéo se distingua catégoriquement à l’époque d’une ultime spécificité par rapport au film argentique : celle d’autoriser l’opération d’un feedback instantané, ou « boucle de rétroaction » en français. En prenant pour appui le modèle de l’ingénieur américain Claude E. Shannon à l’origine de la théorie de l’information[1], ce phénomène appliqué à la vidéo se définit par l’expérience du retour immédiat d’une vision analogique de son « émetteur » (la caméra) à son « récepteur » (le moniteur de contrôle) connectés en circuit fermé et, a fortiori par la possibilité inverse pour son « destinataire » (l’artiste ou le spectateur) de réagir en temps réel à la « source » (l’environnement saisi par la caméra), ce sans nécessiter l’intermédiaire d’un enregistrement.

S’il est donc un canon de l’art vidéo, ne serait-il pas justement lié à l’usage, réflexif, du feedback ? Questionner la fortune et la circulation d’éventuelles icônes suscitées par une technologie les faisant jouir en puissance d’un tel don d’ubiquité force pour le moins à réfléchir ce que les images de la sorte engendrées ont pu renvoyer de commun d’une œuvre à une autre en art vidéo pionnier, dont la genèse en Europe fut de fait fortement marquée non seulement par la théorie de l’information, mais aussi et surtout par la cybernétique.

Les premières expérimentations artistiques d’images électroniques

Pour sa première manifestation personnelle Exposition of Music – Electronic Television, qui se tint du 11 au 20 mars 1963 dans la galerie Parnass de l’architecte allemand Rolf Jährling à Wuppertal, Nam June Paik présenta treize téléviseurs préparés dont il avait modifié les circuits électriques de telle sorte que la réception des programmes retransmis s’en retrouva fortement perturbée. Ces émissions, faut-il préciser, dépendaient entièrement de la grille établie par la WDR (Westdeutscher Rundfunk), qui était à l’époque l’unique station de télévision en Allemagne de l’Ouest. Selon le compte-rendu rédigé en 1976 par l’artiste allemand Tomas Schmit qui assista Nam June Paik lors du montage[2], l’image télévisée ne laissait parfois transparaître, sur certains postes, que le signal sublimé, débarrassé somme toute de tout autre message que lui-même.

Pierres de touche de l’exposition qui mêlait dans le chaos un panorama éclectique d’objets allant de quatre pianos préparés à des installations de tourne-disques modifiés, ces treize téléviseurs marquèrent, en plus de la toute première atteinte documentée à l’image télévisée dans un contexte artistique public, une passe d’armes électronique du sonore au visuel dont Nam June Paik continua de se revendiquer par la suite[3]. En effet, le poste de télévision y venait bruyamment succéder au piano comme symbole culturel idéal de la technicité occidentale, contre laquelle le compositeur allemand Karlheinz Stockhausen comme l’Américain John Cage – les mentors de l’artiste – avaient opposé et imposé le concept d’autorité aléatoire dans le modus operandi de leurs partitions musicales, dès le début des années 1950. Le hasard s’était, par exemple, introduit de manière totalitaire chez ce dernier lors de la composition de 4’33’’, quatre minutes et trente-trois secondes de silence interprétées pour la première fois par le pianiste américain David Tudor le 29 août 1952 au Maverick Concert Hall de Woodstock, aux États-Unis.

À la lumière de ces ambitions, somme toute vouées à être iconoclastes, Nam June Paik parvint de fait à offrir à son public de Wuppertal un panel concret d’opérations à réaliser sur place ou chez soi. Afin de modifier les paramètres des images aux écrans, tous les participants étaient conviés à accaparer les différents appareils installés en manipulant librement leurs boutons de contrôle, entre autres ceux d’un magnétophone (Kuba TV) et d’un poste de radio (One Point TV), ou encore en parlant dans un microphone (Participation TV), chacun d’entre eux connecté à l’un des téléviseurs préparés en amont.

Quelques mois plus tard, le 14 juillet 1963, ce fut au tour de Wolf Vostell de répondre à une invitation de Rolf Jährling avec l’exécution d’un happening nocturne, 9-Nein-dé-coll/agen. Ce dernier se déploya dans différents endroits de Wuppertal sur quatre heures, reportées minute par minute dans une partition de l’artiste[4]. Les spectateurs présents au vernissage furent immédiatement embarqués dans une excursion en bus, qui les mena en premier lieu dans un cinéma où fut projetée l’œuvre Sun in Your Head (fluxfilm no. 23).

Ce film présentait des corps troublés, lacérés, par des interférences horizontales et incessantes. Il consistait en un montage de plusieurs extraits de programmes télévisés, sélectionnés avec minutie par Wolf Vostell et capturés, pour lors, à l’aide d’une caméra 16 mm, par l’intermédiaire d’un télécinéma réalisé en atelier. En effet, deux ans avant l’avènement de la technologie vidéo, l’artiste n’avait pas encore la possibilité d’enregistrer directement sur bande magnétique de telles images électroniques. Parmi les figures prises dans l’assaut de ce balayage forcé et savamment orchestré, se succédaient des présentatrices du quotidien Magazin der Woche de la WDR, une manifestation, une parade militaire, des accolades entre politiciens, une allocution de Lyndon B. Johnson – alors vice-président américain sous le mandat de John F. Kennedy – ou encore l’étreinte de deux amants dans une comédie romantique quelconque. Les trois dernières minutes du film, quant à elles, se concentraient sur le décollage d’un avion de l’United States Air Force, et son pilote en radiocommunication avec une tour de contrôle.

Enfin et en dernier lieu, le happening de Wolf Vostell s’acheva dans la débandade avec l’explosion d’un poste de télévision en marche dans une carrière où le public avait été conduit de nuit pendant la diffusion, non sans ironie, d’une comédie dramatique à succès de l’époque – le film The Smallest Show on Earth dans lequel l’acteur anglais Peter Sellers tient le rôle clé d’un projectionniste alcoolique dans un cinéma à l’abandon[5] –, laissant alors les spectateurs hagards retrouver à l’aveuglette leur chemin vers le bus qui devait les ramener à la galerie[6].

Le feedback instantané comme spécificité de la vidéo

Soulever la question de la fortune et de la circulation des images, dans le cadre de l’art vidéo pionnier, pose un double problème d’ordre esthétique et logistique, nécessitant d’interroger au préalable le contexte artistique bipolaire qui en a couvé les fondements mêmes. Au milieu des années 1960, lorsque les artistes purent commencer à s’emparer de la vidéo, l’exhortation au modernisme apparaissait encore comme réductrice. Cette injonction, à savoir l’autodéfinition de l’art par l’art, dans une culturelle formelle « supérieure » de l’avant-garde, avait été défendue mordicus dès le début de la guerre par le critique et théoricien américain Clement Greenberg, en opposition à « l’irrésistible séduction » de « l’ersatz de culture » incarné par l’art populaire « kitsch[7] ». Tout un pan de la création avait alors été précipité, sous sa plume, dans une peinture vouée à l’abstraction formaliste, à savoir l’épuisement de tout effet de perspective dans le tableau au service de l’expression irréductible et essentielle de sa planéité. Au fil de théories et d’enseignements délivrés tout au long des années 1950 aussi bien au Black Mountain College (Caroline du Nord) qu’à Yale University (Connecticut), ou encore Princeton University (New Jersey), Clement Greenberg parvint de fait à ancrer profondément, dans les esprits occidentaux, sa vision de l’artmoderne obéissant au principe de la spécificité du médium, consacré au tournant des années 1960 avec la radiodiffusion nationale de son pamphlet de référence « Modernist Painting[8] » par la station VOA (The Voice of America), puis la parution de son florilège Art and Culture[9].

Or, prise dans le jeu de ce programme de réduction formaliste, la spécificité du médium de l’image électronique, fraîchement éclos en 1965, ne pouvait être que le feedback instantané, seule qualité susceptible de distinguer de manière catégorique la vidéo originellement analogique du film, dont la projection nécessitait la médiation préalable d’un développement photographique. En effet, en marge des studios de télévision, l’autonomie de plus en plus grande offerte par les premiers systèmes d’enregistrement vidéo amateurs et, de manière autrement plus inédite, la possibilité de connecter tout l’appareillage portable en circuit fermé pour un retour immédiat des images, permirent aux artistes de délaisser le viseur dans l’atelier pour intervenir directement et librement dans le champ optique de leur caméra.

La plupart des œuvres produites dans la courte existence de l’art vidéo usent du corps humain comme instrument central. Dans le cas des monobandes, il s’agit le plus souvent du corps de l’artiste. Dans le cas des installations vidéo, il s’agit généralement du corps du participant. […] Contrairement aux autres arts visuels, la vidéo est capable d’enregistrer et retransmettre simultanément, ce qui produit un feedback instantané. Le corps est donc en quelque sorte centré entre deux machines qui sont l’ouverture et la fermeture d’une parenthèse. La première est la caméra, la seconde est le moniteur, qui diffuse l’image du performeur avec l’immédiateté d’un miroir[10].

Comme l’historienne de l’art américaine Rosalind Krauss l’analysa dans un essai majeur de 1976 intitulé « Video : The Aesthetics of Narcissism », cette spécificité de la vidéo permit aux artistesde se concentrer sur la question des dispositifs de capture, autrement dit l’agencement de la caméra par rapport à son récepteur dans l’espace visé et investi. De nombreuses mises en scènevidéo devinrent ainsi le berceau de véritables performances, et des artistes comme Bruce Nauman, Vito Acconci ou encore Peter Campus en vinrent à exposer leurs propres corps à la saisie, au contrôle et à l’image pour venir supporter, catalyser, les fables électroniques qu’ils y développaient au présent. Au cœur d’installations vidéo en circuit fermé, montées en galerie ou au musée, les corps mêmes des spectateurs pouvaient être à leur tour confrontés à des dispositifs de capture analogues, les invitant à venir en (re)faire l’expérience à la première personne.

Ce lien entre corps et feedback est loin d’être fortuit. En effet, telle qu’introduite en 1948 par le mathématicien américain Norbert Wiener[11], la cybernétique stipulait que le mécanisme derrière le maintien ou la survie de tout système biologique était justement la boucle de rétroaction, par définition, un processus d’autorégulation dans lequel un effet intervient aussi comme agent causal sur sa propre origine. Cette science, qui compare les êtres vivants et les machines, en est alors venue à chercher les moyens d’automatiser ce processus afin de créer des robots capables de s’autogouverner, à l’origine des réseaux de neurones informatiques qui ont débouché sur l’intelligence artificielle.

« Au commencement était le feedback». Il serait difficile de trouver meilleur aphorisme pour mettre le doigt sur la croyance – largement partagée parmi les artistes vidéo et activistes réunis autour du magazine Radical Software – qu’il y avait quelque chose de fondamental au sujet de la vidéo, quelque chose ayant à voir non seulement avec la technologie et les médias, mais aussi la réalité biologique, ses forces vitales. […] Cette perspective ancrait, en des termes techniques précis, les intuitions plus vagues qui étayaient les analogies courantes faites entre la vidéo et l’émergence de la vie, a fortiori l’intuition animiste que la vidéo était elle-même une sorte d’être vivant[12].

Cité ici par l’historienne de l’art norvégienne Ina Blom dans son ouvrage The Autobiography of Video : The Life and Times of a Memory Technology, paru en 2016, l’aphorisme emprunté au physicien américain James P. Crutchfield – « Au commencement était le feedback » – faisait originalement écho au prologue de l’Évangile selon saint Jean (« Au commencement était le Verbe »). En introduction d’un article de 1984 intitulé « Space-Time Dynamics in Video Feedback[13] », l’expression venaient illustrer plus avant l’hypothèse du scientifique selon laquelle la forme la plus minimaliste de feedback vidéo – en retournant une caméra directement contre son moniteur de contrôle, ce qui a pour effet de créer une mise en abîme infinie du dispositif à l’écran – aurait la capacité de simuler des systèmes spatio-temporels dynamiques permettant de comprendre d’autres problèmes plus complexes tels que la morphogénèse – le développement des formes et des structures naturelles.

Ina Blom propose quant à elle de revisiter l’histoire de l’art vidéo non pas dans une perspective essentiellement iconographique, ni du point de vue des artistes, mais du point de vue de la vidéo même, de son agentivité propre, c’est-à-dire de la capacité à agir sur le monde et à l’influencer qu’elle possède comme tout autre entité sensible, ordinairement attribuée au seul règne du vivant.

La configuration narcissique symptomatique du circuit vidéo fermé

Étymologiquement, le terme video vient du latin videre et signifie « je vois », deux mots loin d’être anodins lorsqu’ils sont mis en relation avec les développements fulgurants de l’intelligence artificielle au xxie siècle[14]. L’Américain Trevor Paglen, qui opère dans ce dernier champ, est de fait l’un des premiers artistes à avoir relevé un changement radical du régime des images depuis l’essor des réseaux sociaux au milieu des années 2000, qu’il commenta en 2016 dans un essai intitulé « Invisible Images (Your Pictures are Looking at You) » :

 Au cours de cette dernière décennie, quelque chose de dramatique s’est produit. La culture visuelle a changé de forme. Elle s’est détachée de la vision humaine pour lui devenir largement invisible, ne faisant plus d’elle qu’un cadre perceptuel spécifique, une exception à la règle. La majorité écrasante des images sont désormais réalisées par des machines pour des machines, et les humains rarement inclus dans la boucle. L’avènement de la vision entre machines a été globalement peu remarqué, et peu compris par ceux qui ont pourtant constaté ce changement tectonique prenant place sous nos yeux[15]

Dans une perspective archéologique des médias, et dans la lignée des axes de recherche ouverts par Ina Blom, nous avançons, à l’inverse, qu’il est possible de trouver l’origine de ce nouveau régime visuel dans l’agentivité même de la vidéo, bien des années plus tôt. Ce médium, plutôt que de marginaliser la perception humaine, tendait alors à l’équivaloir dans le rapport non-hiérarchique induit au cœur des boucles de rétroaction, autrement dit des dispositifs en circuit vidéo fermé, aménagés par les pionniers de sa conquête artistique.

Dans cette démarche donc, qui consiste à comprendre la vidéo non pas simplement comme un outil capable de produire des images, mais bien plus encore comme une entité autonome dotée des sens de la vue et de la mémoire, quelles ont pu être les icônes de son agentivité, a fortiori celle de son média associé ? En effet, le médium s’est vu à son avènement affublé dans l’imaginaire des artistes des mêmes capacités de retransmission à l’échelle du globe que la télévision, comme en témoigne le célèbre cri de ralliement de Nam June Paik : « la télévision nous a attaqué toute notre vie, maintenant nous pouvons riposter ».[16] Néanmoins, l’appareillage vidéo domestique ne pouvait en réalité renvoyer instantanément que ce qu’une caméra percevait de son environnement immédiat dans cet espace même, ou à proximité : une distance a priori courte car limitée tout au plus à la longueur de ses câbles de raccord avec un moniteur ou un vidéoprojecteur.

Or et rétrospectivement, les seules images récurrentes susceptibles d’avoir su ou tenté de signifier l’agentivité d’un tel système dynamique, sont précisément celles des nombreux artistes ou spectateurs qui sont venus donner peau, corps et voix à ce médium pas comme les autres en s’embarquant au sein de circuits vidéo fermés, valant à sa pratique d’être qualifiée de « narcissique » par Rosalind Krauss dans son essai de 1976, préalablement cité.

Cette curieuse spécificité qu’elle attribue à la vidéo, et qui est intrinsèquement liée à l’opération de feedback instantané qu’autorise sa mise en circuit, lui fut à l’origine inspirée par une performance de l’artiste américain Vito Acconci enregistrée en 1971 dans son atelier à l’aide d’un équipement Portapak :

Centers a été réalisé par Acconci en utilisant le moniteur vidéo comme un miroir. Lorsque nous regardons l’artiste scruter le long de son bras déployé puis de son index vers le centre de l’écran, ce que nous voyons est une tautologie soutenue : une ligne de regard qui commence sur le plan de vision d’Acconci et s’achève sur les yeux de son double projeté. Dans cette image d’amour de soi est configuré un narcissisme tellement endémique aux œuvres vidéo que je me retrouve à vouloir le généraliser comme la condition du genre dans son ensemble[17]

Lors de l’enregistrement de cette performance vidéo, Vito Acconci pointait en réalité du doigt le centre de l’objectif de sa caméra, ce sans démordre pendant une vingtaine de minutes, le temps d’épuiser une bobine de bande magnétique. Supposé qu’un moniteur de contrôle ait été installé dans la lignée immédiate de son champ de vision, au niveau de la caméra, alors l’image qu’il pouvait consulter à l’écran en temps réel lui renvoyait effectivement un double de lui-même le désignant en retour.

Il n’est pas anodin que Rosalind Krauss ait choisi l’œuvre d’un performeur, Vito Acconci, pour introduire la thèse de son essai, tentative de circonscrire la caractéristique la plus essentielle de la vidéo – le feedback instantané – dont l’expérience serait de nature psychologique. Ce qu’elle n’analysa pas et qui s’avère néanmoins tout à fait pertinent à la lumière de sa démonstration est l’effort tout aussi considérable que cet artiste, comme Bruce Nauman à la même époque, consacra à défendre l’espace de lisibilité à l’écran. Il fallait donc dans une certaine mesure que l’artiste ne soit pas performeur, c’est-à-dire qu’il ne soit pas le sujet ou le corps prescrit de son œuvre, pour que le spectateur puisse enfin, en pénétrant le jeu d’un circuit vidéo fermé, devenir à son tour le sujet physique et figuré d’un tel dispositif installé.

Les corps des artistes et spectateurs : miroirs de l’agentivité vidéo

Les performances ancrées sur des dispositifs de vidéosurveillance détournés, telles que celles de Vito Acconci, furent une influence directe pour d’autres pionniers de l’art vidéo. L’artiste américain Peter Campus, par exemple, commença à aménager dès 1972 des installations vidéo en circuit fermé en situation d’exposition. À l’inverse néanmoins de Vito Acconci, ses œuvres étaient des terrains voués à être exclusivement peuplés par le spectateur dont le corps, et non plus celui de l’artiste, était dorénavant l’unique sujet et objet de la double opération perceptive : celle de la caméra, et celle du participant.

Dans Interface, la toute première installation vidéo réalisée par l’artiste, l’écran n’est pas celui d’un moniteur vidéo, mais la surface transparente et réfléchissante d’une large vitre dressée au fond d’une pièce plongée dans une semi-pénombre, et devant laquelle le participant peut se déplacer[18].

Derrière cet écran bivalent, une caméra vidéo fixée sur un trépied retransmet en direct à un vidéoprojecteur l’image en noir et blanc qu’elle saisit du visiteur à travers la vitre. Parce que cet appareil est installé de l’autre côté de la salle, dans l’espace investi par le spectateur, le portrait de grandeur humaine qu’il lui restitue en temps réel correspond en fait à la façon dont un regard extérieur le percevrait (ici la caméra). Dès lors, le participant qui s’engage dans ce dispositif se retrouve confronté à deux images contradictoires de lui-même sur la vitre qui fait office à la fois de miroir et de surface de projection : en couleurs l’image inversée de son corps réfléchi, en noir et blanc son image vidéoprojetée.

Selon la position du spectateur dans la salle, ces deux images antinomiques apparaissent l’une à côté de l’autre ou se recouvrant partiellement, sans jamais qu’il lui soit possible de les concilier. Si, par exemple, le visiteur avance vers la gauche de l’écran, son reflet sur la vitre le suivra dans la même direction, tandis que son image vidéoprojetée filera simultanément dans la direction opposée. Du 22 mars au 17 avril 1974 se tint la première rétrospective de Peter Campus, « Peter Campus : Closed Circuit Video, Seven Drawings », à l’Everson Museum of Art de Syracuse (New York), sous le commissariat de David Ross, où fut présentée Interface parmi six autres installations vidéo en circuit fermé :

Outre les évocations fantomatiques de l’image vidéo (rendue d’autant moins familière en l’absence de l’inversion normale opérée par le miroir) qui se superpose au reflet, la nature de la différence entre les images est infiniment fonction de l’issue de l’investigation active du spectateur. Ses explorations physiques de l’espace, et des images définies par la lumière et l’angle de la caméra, ont tendance à l’entraîner dans le jeu d’une chorégraphie improvisée[19].

De manière générale, tout spectateur qui s’embarque dans une installation vidéo en circuit fermé est voué à devenir son propre spectacle, ce médium rendant possible, à la différence du film, « un point de vue extérieur et le sien propre simultanément[20] ». Dans Interface, comme dans les autres dispositifs vidéo aménagés par Peter Campus tout le long des années 1970, le drame est ultimement celui d’une crise identitaire. Le reflet du visiteur et sa saisie électronique restituée en temps réel sur la même vitresemblent au premier coup d’œil tellement analogues, que la prise de conscience de leur discordance au fil de l’exploration s’avère absolument déconcertante. Elle est un choc déstructurant de soi, d’autant plus grand que l’œuvre n’invite pas au premier abord à la théâtralité. L’improvisation d’une chorégraphie devient dès lors le seul moyen de se réapproprier ces différentes images de soi, car dans le pas de trois se dessine ici la conquête de leurs différences.

Pour conclure, qu’il s’agisse des artistes, des spectateurs ou, avant eux, de toute autre figure anonyme ou médiatique ayant eu l’honneur de passer à la télévision, ces multiples visages sont, finalement, les icônes historiques de l’agentivité vidéo. Des photographies d’archive documentant les actions séminales de Nam June Paik et Wolf Vostell à l’encontre de téléviseurs en 1963 à celles informant, après l’avènement de la vidéo en 1965, les nombreux dispositifs de vidéosurveillance mis en place par des artistes dans le cadre de performances ou d’installations, ce que l’histoire de l’art y a certes plébiscité est déjà l’expérience anthropocentrée de corps perceptifs à l’épreuve du feedback instantané. Cette expérience serait plus avant de nature psychologique selon Rosalind Krauss, relevant pour sa part « le narcissisme très puissant qui pousse l’observateur de telles œuvres à avancer et reculer devant l’écran[21] ».

Néanmoins, dans la continuité des recherches menées par Ina Blom sur l’agentivité vidéo[22] ou encore celles du théoricien des médias américain Mark Hansen sur la sensibilité des médias au xxie siècle[23], ce qu’il faut également y reconnaître, d’un point de vue non-anthropocentré cette fois, est la possibilité équivalente que cette technologie ait éprouvé tous ces corps en retour, influençant leurs gestes dont elle ne cessait de rendre et d’adapter l’image en temps réel. Quoi qu’il en soit, commençant à échapper au rapport prosthétique strict entretenu jusque-là par les humains avec les machines, l’autonomie perceptive de la vidéo marque une première étape dans l’histoire qui mène à l’intelligence artificielle. Selon Mark Hansen, les avancées de cette dernière obligent désormais « à repenser de manière radicale l’expérience humaine que la computation assiste via la collecte de données, ce au prix d’une rétrogradation certaine, à savoir : la marginalisation de notre perception et de notre conscience[24] ».

Reste alors à interroger, dans la même logique que cet essai, quelles pourraient être les icône(s) des réseaux de neurones informatiques entre les mains d’artistes œuvrant du côté de l’intelligence artificielle, comme c’est le cas, par exemple, de Trevor Paglen, Grégory Chatonsky, ou encore Hito Steyerl[25], aux États-Unis, en France et en Allemagne respectivement. Face à la perte constatée de l’agentivité humaine, leur imagination saura-t-elle accorder à cette entité sensible, régie par des algorithmes d’apprentissage automatique, autre chose que le reflet ou l’apparence de leur propre regard anthropocentré, voire de leur propre organicité ?

[1] Shannon Claude E., « A Mathematical Theory of Communication », in Bell System Technical Journal, vol. 27, no. 3, juillet 1948, p. 381.

[2] Schmit Tomas, « Exposition of Music », in Nam June Paik : Werke 1946-1976, Kölnischer Kunstverein, 1976, p. 67.

[3] Voir Paik Nam June, « Afterlude to the Exposition of Experimental Television », in Fluxus cc Five Three, juin 1964, s. p., et Paik Nam June, « Electronic Video Recorder », 1965, s. p. Tract reproduit dans Nam June Paik : Videa ‘N’ Videology 1959-1973, Everson Museum of Art, 1974.

[4] Vostell Wolf, « “No” : Life as a Picture – A Picture as Life : Nine Decollages », in Décollage, no. 4, 1964, s. p. Partition reproduite dans Kaprow Allan, Assemblage, Environments & Happenings, Harry N. Abrams, 1966, pp. 249-252.

[5] Basil Dearden, The Smallest Show on Earth, film, noir et blanc, son, 80’, 1957.

[6] Vostell Wolf, « “No” : Life as a Picture – A Picture as Life : Nine Decollages », art.cité.

[7] Greenberg Clement, « Avant-garde and Kitsch », in Partisan Review, vol. 6, no. 5, automne 1939, pp. 34-49.

[8] Clement Greenberg, « Modernist Painting », intervention radiophonique, in Forum : the Arts and Sciences in Mid-Century America, VOA, mai 1960. Intervention retranscrite dans Arts Yearbook, no. 4, 1961, pp. 103-108.

[9] Greenberg Clement, Art and Culture, Boston, Beacon Press, 1961.

[10] Krauss Rosalind, « Video : The Aesthetics of Narcissism », in October, volume 1, printemps 1976, p. 52 ; traduction par l’autrice.

[11] Wiener Norbert, Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the Machine, New York, John Wiley & Sons / The Technology Press, 1948.

[12] Blom Ina, The Autobiography of Video : The Life and Times of a Memory Technology, Sternberg Press, 2016, p. 69 ; traduction par l’autrice.

[13] Crutchfield James P., « Space-Time Dynamics in Video Feedback », in Physica, 1984, p. 229.

[14] Boutet de Monvel Violaine, Formes et héritage du feedback en art vidéo : de la cybernétique à l’intelligence artificielle, thèse en préparation sous la codirection d’Antonio Somaini et Térésa Faucon, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, ED 267 Arts & Médias, LIRA – Laboratoire International des Recherches en Art, depuis le 17 novembre 2020.

[15] Paglen Trevor, « Invisible Images (Your Pictures are Looking at You) », in The New Inquiry, décembre 2016 : https://thenewinquiry.com/invisible-images-your-pictures-are-looking-at-you/ (dernier accès le 31 mai 2022) ; traduction par l’autrice.

[16] Propos de Nam June Paik rapportés dans Youngblood Gene, Expanded Cinema,  E.P. Dutton, 1970, p. 302.

[17] Krauss Rosalind, « Video : The Aesthetics of Narcissism », art.cité, p. 50 ; traduction par l’autrice.

[18] Voir Kurtz Bruce, « Video is being invented », in Arts Magazine, volume 47, no. 3, décembre 1972-janvier 1973, pp. 37-44.

[19] Ross David, « Peter Campus : Closed Circuit Video », in Peter Campus, Everson Museum of Art, 1974, s. p. ; traduction par l’autrice.

[20] Campus Peter, « Video as a function of reality », in Peter Campus, op.cit., s. p.

[21] Krauss Rosalind, « Video : The Aesthetics of Narcissism », art.cité, p. 62 ; traduction par l’autrice.

[22] Blom Ina, The Autobiography of Video : The Life and Times of a Memory Technology, op.cit.

[23] Hansen Mark, Feed-Forward : On the Future of Twenty-First-Century Media, University of Chicago Press, 2014.

[24] Ibid., p. 5; traduction par l’autrice.

[25] Somaini Antonio, « On the altered states of machine vision. Trevor Paglen, Hito Steyerl, Grégory Chatonsky », in AN-ICON. Studies in Environmental Images, no. 1, 2022, pp. 91-111.