Violaine Boutet de Monvel

Art writer & translator | Lecturer & PhD candidate

Pierre Ardouvin

Essai publié dans Retour d’Abyssinie, cat. exp., Labanque (Béthune), 2018, pp. 50-55.

L’homme préhistorique ne nous a laissé que des messages tronqués. Il a pu poser sur le sol un caillou quelconque à l’issue d’un long rituel où il offrait un foie de bison grillé sur un plat d’écorce peint à l’ocre. Les gestes, les paroles, le foie, le plateau ont disparu ; quant au caillou, sauf un miracle, nous ne le distinguerons pas des autres cailloux environnants.

André Leroi-Gourhan, Les religions de la préhistoire (1964)[1]
Sous une peau abyssale

S’emparant des guichets désertés, de la salle des coffres et des archives labyrinthiques de l’ancienne succursale de la Banque de France à Béthune plongée dans la pénombre, Pierre Ardouvin a conçu son exposition autour de la sculpture éponyme Retour d’Abyssinie (2017). Cette oeuvre effleure les destins divergents de deux génies marginaux à la fin du dix-neuvième siècle, à savoir : le poète maudit Arthur Rimbaud, qui abandonna prématurément l’écriture à l’âge de vingt ans pour devenir par la suite négociant et explorateur dans la Corne de l’Afrique, et le Facteur Cheval, qui passa trente-trois ans à construire son Palais idéal (1879-1912) dans le jardin de sa maison à Hauterives. Alors que ce dernier ne quitta jamais sa Drôme natale, son architecture exubérante lui fût inspirée par des merveilles exotiques aux quatre coins du monde, qu’il découvrit lors de ses tournées quotidiennes à travers les toutes premières gazettes illustrées, ainsi que le commerce des cartes postales florissant à l’époque. S’offrant immédiatement au regard tel un autel mystérieux, une maquette réduite du palais chimérique de Cheval repose sur une reproduction grandeur nature de la modeste civière en bois que Rimbaud fit réaliser au printemps 1891, alors atteint d’un cancer des os. Paralysé de douleur, il embaucha seize servants pour le transporter de Harar au milieu de l’Abyssinie (l’actuelle Éthiopie) au port de Zeilah (Somalie), 400 kilomètres plus loin, où il embarqua un paquebot des Messageries maritimes afin d’être soigné sans succès à Aden (Yémen), puis à Marseille, l’étape finale de son périple.

Hasard voulant, quand bien même les chemins improbables de ces deux démiurges français ne se sont de fait jamais croisés, le témoignage de la dernière expédition de Rimbaud fait funestement écho à celui de l’odyssée imaginaire de Cheval. Le facteur fut le premier à rapporter dans ses cahiers l’incident trivial qui éveilla en lui un architecte pendant l’une de ses tournées, le 19 avril 1879 : « Mon pied avait accroché une pierre qui faillit me faire tomber : j’ai voulu savoir ce que c’était. C’était une pierre d’achoppement de forme si bizarre que je l’ai mise dans ma poche pour l’admirer à mon aise. »[2] À partir de ce jour-là, il s’affubla d’une brouette en plus de son lourd sac de postier pour glaner des cailloux sur la route et réaliser, une drôle de pierre après l’autre, son rêve monumental : « Je me suis dit : puisque la nature veut faire la sculpture, je ferai la maçonnerie et l’architecture. »[3] Le 7 avril 1891, sept mois avant sa mort, Rimbaud commença aussi à documenter dans un journal son ultime voyage, qui prit aussitôt la tournure d’une véritable saison en enfer : « Descente d’Egon à Balloua très pénible pour les porteurs, qui s’écrasent à chaque caillou, et pour moi, qui manque de chavirer à chaque minute. La civière est déjà à moitié disloquée et les gens complètement rendus. »[4] Trois jours plus tard, une pluie battante bloqua la procession éreintée sans abri et sans vivres pendant seize heures d’affilée : « Je passe ce temps sous une peau abyssine »[5], se lamente-t-il alors.

Digression à part, j’ai aussi trébuché en m’engouffrant dans l’exposition d’Ardouvin, mais ce n’était pas sur une pierre. C’était sur des bijoux de pacotille clinquants, le type que l’on peut dénicher dans les boutiques de cadeaux souvenirs entre les bibelots et les cartes postales. Ils forment ici ensemble une incontournable trinité du kitsch, qui se trouve être au déballage étrangement familier d’Ardouvin ce que des cailloux, des foies et des plateaux hypothétiques pourraient être à d’indescriptibles religions préhistoriques : des « messages tronqués » selon le paléontologue français André Leroi-Gourhan cité en préambule de cet essai. Depuis le début des années 1990, Ardouvin a fait de la culture populaire et de la société de consommation les pierres de touche de son esthétique fantastique, qui consiste à métamorphoser le vernaculaire en occulte. Donc je me suis dit : puisque l’artiste veut encore orchestrer un rituel obscur, j’en inventerai les gestes saugrenus, ainsi que les paroles. Ayant débuté ma propre initiation en manquant, et de peu, de me renverser, je découvre sous mon nez un déluge reluisant de bijoux fantaisie. Rappelant la sensation irréelle d’un rêve ou d’un cauchemar éveillé, l’installation in situ Au réveil il était midi (2017) met en scène un hold-up raté des plus bizarres. Accompagné de l’enregistrement sonore d’un vague déferlement d’eau, des gemmes en toc affluent dans toute l’exposition depuis la salle des coffres laissés entrouverts au sous-sol.

Ce braquage amateur aussi déconcertant qu’amusant trouve une issue encore plus absurde dans l’oeuvre La tête en bas (2017). Installée entre les guichets délaissés et l’autel idéal d’Ardouvin, il s’agit d’une corde de fortune faite des mêmes bijoux, qui pendent au plafond. L’agrandissement d’une gravure en noir et blanc est imprimé sur un tapis placé juste en dessous. Tirée du livre Les abîmes (1894) du spéléologue français Édouard-Alfred Martel, l’image représente l’entrée escarpée du Gouffre de Padirac depuis le fond du puits, une centaine de mètres plus bas. Tout comme cette exposition, il abrite une rivière souterraine et peut-être un trésor caché selon une légende locale. La perspective des spectateurs qui s’aventurent au-dessus de ce trou de tissu géant pour y projeter leur fuite imaginaire s’en retrouve complètement retroussée. Accrochés sur les murs alentours, les épais rideaux en velours des cinq oeuvres de la série La nuit n’est pas finie (2017) reproduisent aussi des agrandissements de photographies dépeignant en couleurs des stalactites majestueux et des cours d’eau souterrains. Sous ces peaux non pas abyssines mais abyssales, des moulages grisâtres de pieds évoquent l’aura fantomatique des gisants. Enfin au même niveau, mais dans une salle adjacente éclairée, les douze compositions surréalistes de la série L’inquiétude des jours heureux (2017) menacent par l’artifice le quotidien de s’effondrer. Des agrandissements de cartes postales vintage des années 1950, qui représentent des scènes insipides de tourisme de masse, se juxtaposent à des images spectaculaires de grottes, de falaises et de mers orageuses. Chaque sort dystopique est scellé par de subtiles touches de peinture, de même qu’un délicieux mélange de résine et de paillettes.

L’exploration continue dans les profondeurs de l’ancienne banque, où l’univers instable d’Ardouvin ne cesse de se dissoudre, à commencer par A lot of fiction is intensely nostalgic et The story makes no sense. Very disappointed de la série Citations (2014). Il s’agit de babioles en plastique (des figurines d’animaux, un anneau élastique, un train miniature et une maison de poupées), que l’artiste a légèrement fait fondre les uns sur les autres muni d’un fer à souder avant de les décorer de strass. Exposés sur des petits présentoirs à facettes qui tournent, ces deux assemblages grotesques suggèrent des manèges déliquescents et créent dans l’obscurité d’inquiétants jeux d’ombre et de lumière. Les trois sculptures murales de la série Éclair (2007) font aussi penser à des attractions de foire. Des ampoules cabochons électrisent les méandres effrayants des archives comme des coups de foudre aveuglants qui s’abattraient sur une fête foraine. Cela dit, l’installation Jour de France (2012), dont le titre reprend celui d’un magazine mondain des années 1950 qui était offert gracieusement à tous les dentistes et généralistes du pays, est peut-être ce qui m’a le plus donné la chair de poule. Trois chaises bas de gamme et une table basse poisseuse sont laissées à l’usage des spectateurs las dans une salle d’attente sordide, dont les murs décrépis sont recouverts de filets de résine gluants comme si l’architecture tout entière larmoyait. Enfin et non sans poésie, l’installation Les larmes d’Oum Kalsoum (1998) transforme une piscine gonflable en une exotique fontaine de patio. Le son continu de l’eau qui coule se mélange ici à la voix envoûtante de la célèbre chanteuse égyptienne, qui fut surnommée « l’Astre de l’Orient ». La boucle de l’exposition d’Ardouvin ainsi bouclée, et mon initiation touchant à sa fin, le mystère de son cérémonial fantasque reste complet.

“Les cavernes les plus profondes”, écrivait l’Arabe fou, “ne peuvent être sondées par des yeux clairvoyants”.

P. Lovecraft, The Festival (1925)[6]
traduit de l’anglais par l’auteur

[1] André Leroi-Gourhan, Les religions de la préhistoire, Quadrige / Presses Universitaires de France (Paris), 1964 (1ère édition), 1995 (4ème édition), p. 3.

[2] Ferdinand Cheval, cité dans « Ferdinand Cheval dit le Facteur Cheval (1836-1924) », www.facteurcheval.com/histoire/ferdinand-cheval/.html [page consultée le 28 avril 2018].

[3] Ibid.

[4] Arthur Rimbaud, « Itinéraire de Harar à Warambot », 1891, in Rimbaud – Oeuvres complètes, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard (Paris), 1972, p. 659.

[5] Ibid., p. 660.

[6] H. P. Lovecraft, « The Festival », in Weird Tales, vol. 5, no. 1, janvier 1925, p. 174 [traduit de l’anglais par l’auteur].