Violaine Boutet de Monvel

From video feedback to GenAI: on recursivity in the arts and media

Grégory Chatonsky

Essai de monographie publiée par HYX (Orléans), 2011, pp. 11-17.

“La dialectique perpétuellement disloquante par laquelle la vérité, comme la vie, se reproduit et progresse.”

Emmanuel Mounier, Traité du caractère (1946) [1]
Dislocation : vers une sémiotique figurative libérée

Si la dislocation évoque promptement à l’esprit un mouvement négatif, destructeur et désarticulant, elle est d’abord et avant tout le mouvement positif, vital, de notre rapport au monde. Il faut de la métamorphose donc de la divergence pour saisir le mouvement, le flux, la vie. La perception se nourrit des dissonances formelles et utilitaires qui distinguent, catégorisent et définissent l’identité de toutes choses. De manière générale, le travail de définition, d’interprétation et d’intelligence du monde se confond avec un mouvement de repli quasi systématique des nouveaux percepts vers des concepts ou référents déjà fixés, stabilisés dans l’illusion et la commodité d’une constance identitaire qui n’est véritablement que temporaire. Dans cette logique de définition englobante à rebours, les identités référentielles embrassent de plus en plus de formes et de signes possibles sans en être pour autant fondamentalement altérées. Une véritable restructuration au cœur même d’une définition mise en doute par une perception nouvelle nécessite en soi une révolution copernicienne (qui débouchera a fortiori sur l’obsolescence de la dite définition, à défaut de complétion). Si donc l’idée d’une dislocation jouit si aisément d’un préjudice imaginatif, d’une connotation négative, c’est parce que de fait un tel mouvement poussé à son paroxysme peut briser dans son cours l’identité formelle et utilitaire des objets qui la subissent. Cela faisant, symboliquement, la dislocation menace de caducité les rapports définissants et utilitaires établis, mais du même pas perce peut-être vers un horizon jusque-là inconnu de nouvelles identités possibles. En étymologie, le fait de disloquer, de désarticuler un mot jusqu’à en découvrir la racine et les composantes arrimées, est toujours la promesse d’en recouvrer un sens perdu ou d’affiner ses significations actuelles. Tout en restant dans les signes (il n’est pas question ici de supplice ou d’anéantissement barbare), infliger un même mouvement de dislocation à la représentation visuelle d’un objet quel qu’il soit n’est-il pas aussi la promesse de découvrir dans ses parties de nouvelles iconographies ? Est-ce que les débris dissociés d’une forme disloquée peuvent révéler de nouvelles icônes, donc de nouveaux sens et de nouvelles utilités ?

L’incident

Dans l’œuvre de Grégory Chatonsky, la notion d’incident a toujours été toujours liée à l’idée d’une ponctuation engageante, un point d’articulation entre une situation et une autre au hasard par exemple d’une navigation sur le web, plus généralement tout événement disruptif invitant à jouer notre rapport au monde. Ironie du sort peut-être, l’artiste perd un jour accidentellement l’ensemble de ses données archivées dans un disque dur défectueux qu’il détourne alors de sa fonction originelle pour en faire une installation sonore, My hard drive is experiencing some strange noises (2006), dans laquelle le spectateur est invité à écouter au casque les bruissements amplifiés du disque déficient. L’incident (la perte de données) et l’intervention de l’artiste (la préparation du disque) font donc ici basculer la fonction primaire du disque dur (l’archivage) vers une autre de nature radicalement différente, la pure musicalité. Dans l’objet artistique final, ainsi préparé et installé, oscillent constamment deux possibles : celui du disque dur, dont l’utilité d’origine est sans cesse rappelée à la mémoire et à l’affection par le dysfonctionnement donné à l’écoute, et celui de la boîte à musique, qui est conditionné par ce même dysfonctionnement dont il se nourrit. On comprend bien qu’entre le constat d’une panne et l’observation du devenir tout artistique de ce dommage, seules l’intention et la sensibilité du témoin peuvent déterminer le niveau de remembrance de l’objet tel qu’il fût (ou devrait être) et le niveau d’appréciation de l’objet tel qu’il est transmué (ou dénaturé), rapport dialectique qui n’est pas étranger à la question de la dislocation.

C’est en 2002 que Grégory Chatonsky, alors en résidence à l’Abbaye de Fontevraud, a commencé à réfléchir le potentiel esthétique de la dislocation, problématique que lui a inspiré la médiatisation sensationnelle de la destruction au quotidien, ainsi qu’un intérêt personnel pour l’esthétique des ruines depuis le Romantisme. Posant la dislocation comme condition et vecteur d’images et de fables numériques, l’ensemble des œuvres que l’artiste a engagées dans cette réflexion vague sur la promesse d’un élargissement sémiotique par la distension, l’écartèlement de l’icône, des signes, des rapports formels et spatiaux définissants. Le mouvement disloquant, qu’il applique aussi bien à la représentation de figures humaines qu’à celle d’objets inanimés à travers le filtre numérique, interroge la notion même de résidu, vise un au-delà du vestige quand ce dernier cesse peut-être de raconter l’histoire de sa propre ruine. Cela faisant, ses dislocations s’attardent précisément dans l’entre-deux frêle de l’entendu et de l’autre, de ce que l’on reconnaît et de ce que l’on ne reconnaît plus.

La mémoire des corps

Un bras au pied d’une fenêtre, une jambe sous un bureau, les membres assoupis d’un corps féminin sont isolés, délicatement drapés et soigneusement déposés dans les différentes pièces d’un appartement, chacune d’entre elles constituant un épisode de la série de photographies numériques Dociles (2006). À l’instar de ces nus anonymes, divisés, peut-être meurtris, plus vraisemblablement chéris, la série a de « docile » la facilité par laquelle chaque situation peut se laisser envahir par l’imaginaire. Chacun des fragments rappelle la sensation d’un corps tout entier, comme effleuré à tâtons dans l’intimité, et loin d’être autoritaire, chaque mise en scène est une indication pour des fictions possibles. Si la série dans sa réception globale tend à déranger ses voyeurs (de manière générale, pour un peu qu’un membre isolé manque de vitalité, sa représentation devient une image de mort), la dislocation qui a opéré doublement sur un corps féminin endormi et son éparpillement gracieux au fil des compositions numériques a valeur extrêmement sensorielle et suggestive. Chaque membre est comme le souvenir ou le mirage d’une corporalité peut-être déjà visitée, ou simplement fantasmée. Loin d’être mortifère donc, le mouvement de dislocation renvoie ici au désir, à la pure sensualité, échappant à l’anecdote comme les membres échappent à leur visage, toujours absent.

Le visage, comme fenêtre des sentiments ou des identités profondes, est l’objet complexe du projet pédagogique et artistique Otherself (2008), d’autant plus abstrus que les acteurs mis à contribution dans l’élaboration de leurs portraits sont des enfants autistes. À l’aide d’un dispositif interactif comprenant différents capteurs de mouvements corporels, chaque enfant a été amené à modifier physiquement et comme lui plaisait l’expression de son propre visage modélisé en trois dimensions dans des portraits réalisés au préalable par l’artiste. La dislocation, comme changement de place, opère ici à la fois dans la mutation rendue possible par l’interactivité du geste physique à la physionomie désirée par les enfants à l’image, sans passer par le langage articulé qui leur fait souvent défaut, et dans la projection même exigée de ces enfants du soi vers cet autre soi (figuré), translation et expansion du repli même qui caractérise entre autres le syndrome qui les affecte. Les autoportraits qui en résultent sont la manifestation singulière et fantaisiste d’identités ressenties que la dislocation de l’expression représentée à la réponse physique, puis de nouveau à l’image, leur a permis de communiquer.

L’espace fragmenté

La perception de tout environnement repose en soi sur un processus de dislocation et de montage. Les sens collectent des informations fragmentaires qui sont immédiatement traitées, assemblées et complétées par la mémoire et l’imagination afin de dégager une intelligence globale de l’espace perçu. Que se passe-t-il si l’étape vitale du montage est déléguée au calcul automatique d’un logiciel informatique ? Les collages photographiques de la série Readonlymemories (2003) sont les reconstitutions numériques d’espaces cinématographiques familiers, tous informés à l’origine dans l’unité spatio-temporelle d’une séquence délimitée par l’artiste, par exemple la cuisine d’American Beauty (Sam Mendes, 1999) lors de son épilogue sanglant (le meurtre de Lester Burnham). À partir de la réalité des images fixes dissociées qui ont été extraites de chaque film puis chargées dans le programme informatique, l’ordinateur recompose chaque séquence en un unique montage photographique, assemblant toutes les parties de la scène révélée au fil des mouvements de caméra dans la temporalité de la projection. Au final, les ensembles restitués, bien qu’irréguliers, s’apparentent curieusement au souvenir que l’on garde des scènes dites. Pourtant les collages dépassent largement la réalité fragmentaire des décors tels qu’ils avaient été filmés et racontent une autre histoire, condensée parfois jusqu’à l’invraisemblance (sur le mur, le sang giclé de Lester Burnham sur lequel l’assassin, hors-cadre, n’a pas encore tiré).

Le même principe d’assemblage automatique a été appliqué dans la série de photographies numériques Dislocation III (2007) qui, à partir de nombreuses prises de vue réelles cadrant du bitume défoncé dans la rue, produit ici une forme d’abstraction urbaine qui échappe dans son esthétisation à la dimension véritablement périlleuse de ces formes d’apocalypse du quotidien, ces trottoirs accidentés au fil du temps et menacés d’impraticabilité. C’est précisément ce possible de l’échappatoire, ce subterfuge de la dislocation qui, en poussant le mouvement désarticulant à un certain comble de division et de réduction d’un objet à ses parts, permet de décharger l’objet dit de son arrière-plan (son contexte, son anecdote, son utilité présupposée), autrement dit consent l’icône disloquée à un autre sens, une autre histoire. Cela faisant, la dislocation dont l’élan fait écho à un mouvement d’abstraction, réfléchit et renverse le travail de définition qui nous a intéressé plus tôt, celui-là même qui consiste à réduire les objets à des signes stabilisés dans la commodité d’une constance identitaire potentiellement irréductible : une forme et une fonctionnalité délimitées. À cette fixité, la dislocation renvoie ici une infinité de variables qui ne sont pas moulées ou conditionnées dans la définition réglée de l’objet, mais induites par son éclatement au-delà de sa forme, de ses contours, et surtout au-delà de sa fonctionnalité qui est écartée, brisée, d’office. Il est pourtant bien toujours question d’identités possibles pour l’objet soumis à un tel mouvement. Ce n’est donc pas l’identité de l’objet en soi qui est mise à mal, mais à coups de protéisme incidentel la constance stéréotypée qui informe globalement le travail de définition. Par ailleurs, la traduction généralisée offerte par la technologie numérique encourage cette autre histoire, cet au-delà du vestige, parce que dans la numérisation opère déjà une forme de dislocation, de distanciation et de transmutation lisse des données. Si toutes les œuvres documentées ici avaient été réalisées directement de la main de l’artiste, sans l’intermédiaire du médium informatique, la matérialité de leur touche aurait probablement forcé une appréhension plus dramatique ou nostalgique des objets soumis à des mouvements destructeurs, autrement dit une appréhension qui s’inscrirait toujours dans une tradition du sublime. Quoi qu’il en soit, les dislocations de Grégory Chatonsky tentent précisément d’échapper à ce romantisme, ce rapport tragique à la ruine. Au fil de ses différentes propositions qui donnent à jouer et à réfléchir des formes dysfonctionnelles ou déconstruites, l’artiste ouvre la voie vers une sémiotique figurative libérée où potentiellement chaque éclat de ce qui est disloqué, plus que de raconter sa provenance, vient inspirer ou suggérer des devenirs possibles, devient la matière d’une nouvelle fable.

[1] Emmanuel Mounier, Traité du caractère, Seuil (Paris), 1961 (1946, 1ère édition), p. 663.