Texte d’exposition publié par Isabelle Gounod (Paris), août-septembre 2019.
Tout comme dans la chanson du groupe de rock anglais Radiohead Burn The Witch, à laquelle la troisième exposition personnelle de Pierre Aghaikian chez Isabelle Gounod et l’une des peintures présentées empruntent leurs titres, le style résolument expressionniste du jeune artiste français est aussi planant que tendu. Récemment diplômé des Beaux-Arts de Paris, Aghaikian a développé depuis deux ans un ensemble de peintures qui revisite d’un souffle vertigineux ce qu’Erró a introduit avec radicalité dans le surréalisme au début des années 1960 : un ouragan de culture pop ! Mais l’analogie s’arrête là. Le maître de la figuration narrative a voyagé aux quatre coins du monde pour constituer des archives sans fond d’images de consommation de masse – notamment de bandes dessinées – et continuer ainsi d’alimenter le portrait kaléidoscopique, bien que lisse comme un collage, qu’il dresse de notre temps. Les motifs de la dernière série d’Aghaikian ont quant à eux été excavés des abysses imaginaires du cinéma et des jeux vidéo, avant qu’il ne les détourne et ne les plonge plus encore dans ses empâtements caractéristiques, épais et rocailleux.
À l’aide d’une recette qui lui est propre, un mélange de peinture à l’huile et de poudre de marbre, Aghaikian a donné un semblant d’écorce terrestre, si ce n’est une matière noire, aux larges peintures all-over et compositions de plus petit format qui ponctuent l’exposition. La nature minérale de ces nouvelles oeuvres est d’autant plus manifeste qu’elles mettent en scène un véritable séisme culturel, comme si l’Asie de l’Est avait percuté l’Ouest américain, balayant Hollywood au passage. Rappelant l’univers de la franchise de jeux vidéos Kingdom Hearts, qui a donné son nom à une autre peinture, les visions hallucinatoires de l’artiste embarquent des personnages de dessin animé et de manga chéris dans un paysage de western crépusculaire, dont les aspérités graphiques sont renforcées par les découpes de polystyrène qui encadrent et cisèlent la majorité des grandes toiles, à l’image de cônes volcaniques, ou encore de stalagmites et stalactites. Si les attractions de Disneyland ont directement inspiré la dégringolade fantastique, dans laquelle le peintre a précipité tous les protagonistes de ses tableaux, l’atmosphère apocalyptique étrange, presque souterraine, qui traverse l’ensemble est aussi un clin d’oeil aux films des Frères Cohen et Red Dead Redemption, encore une franchise de jeux vidéos dont le titre d’une autre oeuvre est également tiré.
Dans les champs picturaux surchargés d’Aghaikian, un personnage apparaît plus présent que les autres. Il s’agit d’un cowboy à l’apparence naïve, presqu’enfantine, dont le sourire narquois de smiley semble ironiquement dire tout et son contraire de notre monde contemporain, qui loue et craint à la fois l’abîme technologique, l’extinction de notre espèce, et la force minérale de la nature reprenant ses droits. Il y a une dimension épique dans les oeuvres de l’artiste, particulièrement à ce tournant de l’histoire, alors que les grands héros, loin de manquer, évoluent principalement à travers un excès de plateformes et d’écrans, nous laissant pour seule responsabilité le plaisir addictif de se projeter vainement dans leurs exploits digitaux. Comme un écho au logo de la société de production cinématographique Paramount, et filant à travers la série toute entière, des pluies d’étoiles étincelantes tendent finalement ce grand oeuvre vers de plus hautes sphères. Après tout, quel autre symbole pourrait mieux signifier ici un paradis dantesque au-delà du sombre purgatoire, dans lequel nous engouffre Aghaikain? Les royaumes virtuels ne sont peut-être pas gravés dans le marbre, mais la peinture est certainement plus à même de défier le temps.