Texte de commande publique publié par le Secours Populaire de la Haute-Vienne (Limoges), octobre 2019.
« Oh ! sans contredit l’habit d’un arlequin n’est pas plus varié dans ses nuances que l’esprit humain ne l’est dans ses folies ».
Gustave Flaubert, « Mémoires d’un fou » (1838), in Oeuvres de jeunesse, I, Louis Conrad (Paris), 1910 p. 522.
Figurant l’un des personnages les plus illustres de la commedia dell’arte, Arlequin aurait cousu son habit bariolé à partir de fripes glanées, venant symboliser tout autant ses innombrables facéties que ses origines extrêmement modestes. Au fil des représentations, le déguisement rapiécé de l’humble valet s’est finalement revêtu des célèbres losanges multicolores que le public lui connaît aujourd’hui, affinant sa genèse au passage. Alors jeune écolier à l’air famélique, ses camarades lui auraient chacun offert un morceau d’étoffe pour qu’il puisse se confectionner un costume et célébrer avec eux le carnaval de Bergame, sa pauvreté ne devant plus jamais l’écarter de quelconques festivités.
Avant tout décrit comme ingénu, goinfre et poltron, Arlequin déborde surtout d’humour et de malice quand il s’agit d’assouvir ses désirs, à commencer par son appétit insatiable et sa soif d’amour : des besoins tout ce qu’il y a de plus élémentaires pour le Secours populaire, dont un groupe de bénévoles a initié le projet de commande artistique confié à Anne Brégeaut afin de rhabiller la façade de son siège à Limoges et changer le regard porté sur la précarité. « Nous voulons que l’oeuvre soit inconfortable, qu’elle brûle la rétine pour atteindre la conscience, en clair, qu’elle affirme qu’est venu le temps de la solidarité », signifiaient-ils dans leur appel qui s’inscrit dans le cadre du 70ème anniversaire de l’association en Haute-Vienne.
Le motif d’Arlequin a ainsi directement inspiré à la peintre française la trame de son oeuvre inaugurée au public le 16 octobre 2019. Au bord du rêve consiste en quatre interventions murales qui, depuis le siège du Secours populaire dans la Zone Industrielle Nord, viennent égayer des mêmes losanges multicolores trois autres quartiers populaires de la ville, à savoir : la devanture de la boutique vintage solidaire de l’association à Beaubreuil, une façade adjacente au centre social Yvon Bach dans la cité des Coutures, et un muret érigé pour l’occasion à l’orée du parc du Mas-Jambost au Val de l’Aurence. Réalisées avec l’aide de manufactures locales, neuf peintures sur porcelaine complètent enfin les fresques urbaines, à la surface desquelles elles s’incrustent de manière pérenne. Cette série émaillée met en lumière les différentes missions de l’association, ainsi que nombre de rêves confiés à l’artiste par les résidents des quartiers dans le cadre d’ateliers – une piscine municipale, un jardin partagé, ou encore le mirage lointain d’un château à travers les feuillages.
Prenant sa source chez les primitifs italiens qu’Anne Brégeaut affectionne particulièrement, la perspective symbolique intuitive qu’elle déploie dans ces peintures sur porcelaine, comme dans l’ensemble de son oeuvre picturale, n’a au fond de hiérarchie que celle d’Arlequin : c’est-à-dire celle du désir aussi grand ou petit, passager ou tenace, nécessaire ou frivole soit-il. Naïf mais d’apparence seulement, l’univers profondément onirique de l’artiste rejoue des fragments épars issus du quotidien à travers le prisme d’une inquiétante étrangeté, où seul un jeu d’échelle absurde traduit la relation possible entre les objets fantasmés. À y réfléchir de plus près, son esthétique n’est d’ailleurs pas étrangère à la perception de l’enfant, dont l’importance accordée aux choses grossit à l’envi, là où son regard ou son imaginaire se pose l’espace d’un instant, sans jamais logique forcer. Il s’en dégage du moins les mêmes candeur et vulnérabilité.
Chez Anne Brégeaut, il n’y a donc jamais une seule mais plusieurs perspectives, autant d’échelles que de détails anodins – un escarpin ici, une brique de lait là-bas – qui se juxtaposent, se heurtent même, et parviennent pourtant à cohabiter dans la mise à plat surréaliste que permet la peinture. En deçà de la symbolique forte de l’habit d’Arlequin dont cette commande publique se fait l’écho, Au bord du rêve offre plus encore les prémices d’une renaissance haute en couleur et fière contre l’exclusion, l’injustice, la misère et la faim combattues par le Secours populaire depuis sa création. Pour l’artiste, il ne s’agit pas seulement de porter en image le message de solidarité, d’inclusion et de diversité au plus près des bénéficiaires et bénévoles de l’association qui ont participé à la conception de ce projet. Il s’agit aussi de revendiquer la nécessité de continuer à rêver chez tout un chacun. Rien de plus audacieux sans doute que de clamer ce droit dans une explosion de gaité tranquille, un tape à l’oeil sensible et engagé qui ne saurait céder au carcan de la morosité dans lequel nous engouffrent trop souvent les aléas de la vie.