Commerce des programmes?
Alors que les nouveaux médias envahissent largement les manifestations d’art contemporain, l’œuvre numérique, celle qui repose à l’origine sur le jeu d’un programme et le calcul automatique d’un ordinateur, continue par sa nature d’interroger le marché de l’art qui nécessite de la transaction d’objets. Pourtant l’art numérique, ou s’il est une pratique qu’on voudrait spécifier de la sorte, ne se limite pas au logiciel et à l’écran d’ordinateur. Loin d’être immatérielle, cette technologie offre un nombre incalculable de supports sur lesquels peuvent venir reposer l’imaginaire et l’intention de l’artiste. Faire un état des lieux sur la place et l’intégration du numérique dans le marché de l’art contemporain revient donc à questionner une énième fois l’essence même de l’œuvre digitale. De fait, sur quels supports se commercialise-t-elle le plus souvent?
« L’art contemporain connaît déjà l’immatériel avec l’art vidéo et la performance. La dichotomie entre art contemporain et art numérique est en fait très française ». Antoine Schmitt, qui exposait récemment dans la toute jeune galerie Charlot à Paris, observe que « la spécificité du numérique tient au fait que cette technologie agit à la fois comme matrice et programme » : sablier dans lequel tous types de données peuvent être formatés uniformément puis déclinés en autant de variations qu’il existe de supports pour les recevoir. Si l’artiste a fait le choix, platonicien, de commercialiser sur clé USB et avec acte d’authenticité ses programmes qui sont à ses yeux l’essence même de ses œuvres, d’autres formules sont possibles. Ainsi, comme le remarque la directrice de la galerie Charlot, Valérie Hasson-Benillouche, l’art numérique, s’il peut être échangé sous la forme de logiciels, peut aussi l‘être sous les formes figées, arrêtées dans le temps, d’œuvres vidéo ou photographiques : « il est possible d’interrompre le flux du programme ou la consommation de l’œuvre numérique. Loin d’être une trahison ontologique, cette qualité du numérique montre au contraire sa grande adaptabilité au marché ».
En conséquence, comme le décrit justement le directeur de la galerie RX à Paris, Éric Dereumaux, « avec le temps les œuvres numériques fusionnent de plus en plus avec la photographie, la peinture et la sculpture ». Ce sont dans ces formats stables ou stabilisés que l’art numérique se commercialise le mieux : « nous vendons parfois le logiciel mais ce qui continue de compter réellement pour le collectionneur reste l’objet ». La difficulté que rencontre le commerce des programmes au sein du marché de l’art contemporain tient encore peut-être à ce jour d’une méfiance infondée vis-à-vis de l’abstraction technologique, ou plus précisément « le matériel de monstration de l’œuvre numérique, sa durée de vie, qui est pourtant une question largement prise en charge par les galeries et les institutions ». L’artiste chinois Du Zhenjun, qui exposait une série de photographies et une installation interactive monumentale le mois dernier dans la galerie RX (La Tour de Babel), distingue de ce fait deux types de collectionneurs : « Il y a les ambitieux, encore rares, qui ne sont pas effrayés par le conceptuel ou la technicité et acquièrent des installations interactives, tandis que les petits et moyens collectionneurs plutôt conservateurs s’intéressent davantage aux photographies ».
En France, cette méfiance vis-à-vis du statut de l’objet numérique s’exprime par une spécification qui a valeur plutôt dévalorisante. De fait, l’art numérique emprunte le plus souvent le circuit de festivals plutôt que celui d’expositions. Dans l’expérience de Du Zhenjun, « il n’y a absolument pas de séparation entre art contemporain et art numérique en Chine. Ce compartimentage est très français et a pour conséquence encore aujourd’hui d’isoler assez drastiquement au niveau curatorial et critique les jeunes artistes numériques du reste du monde de l’art ». On est en droit dès lors d’interroger et de critiquer la raison d’être de la spécification digitale, qui reste en France profondément ancrée dans une tradition semble-t-il moderniste : « bien que le terme numérique ne me dérange pas en soi, puisqu’il informe mon travail, je me considère comme artiste contemporain. Ce n’est pas la technique qui compte, mais ce qu’il y a dans l’imaginaire de l’artiste ! ». En fait, cet isolement manifeste de l’art numérique en France est d’autant moins justifié que, comme le remarque Wolf Lieser, le directeur de la galerie DAM basée à Berlin et à Cologne : « l’art numérique fait partie intégrante de l’art contemporain car le numérique n’est pas seulement un médium parmi d’autres, il touche et informe profondément notre vie quotidienne et notre culture contemporaine ».
À l’instar du galeriste allemand, pour le directeur de la galerie Bitforms à New York, Steven Sacks, il n’y a pas à défendre de manière particulière (ou exclusive) l’art numérique et les nouveaux médias en général en vue de leur commercialisation, puisque ce sont des arts contemporains par excellence : « le public est fasciné et désireux de faire l’expérience de tout type de médias. Je n’ai jamais à user d’arguments pour des œuvres admirables. Le grand art se vend tout seul ». Au fil des dernières années, Wolf Lieser et Steven Sacks ont observé de part et d’autre de l’Atlantique une intégration progressive et décisive des nouveaux médias dans les Beaux Arts. Et bien que le numérique repose sur des standards techniques peut-être plus élevés ou complexes que les pratiques traditionnelles de l’image fixe, la question de la préservation des œuvres d’art n’est aucunement spécifique aux nouveaux médias et ne peut donc en tant que telle constituer une limite à leur essor dans le marché de l’art, fondé sur la rareté, ne l’oublions pas.