Violaine Boutet de Monvel

From video feedback to GenAI: on recursivity in the arts and media

Amélie Bertrand

Entretien publié par Semiose (Paris), 2016, pp. 4-11.

Sans être tout à fait de l’ordre du paysage, tes tableaux apparaissent comme des extérieurs cloîtrés, peut-être des jardins intérieurs, toujours désertés. Quel est, en définitive, le sujet de ta peinture ?

Ce qui m’intéresse, c’est le décor et la surface. Ce n’est pas une peinture désenchantée, ni dévastée, mais détachée, artificielle où le sentiment de distanciation projette l’ombre du faux. La notion de décor met en place un autre terrain d’activité. Je m’inspire de ce qui m’entoure mais il ne s’agit que d’un point de départ. C’est une porte d’entrée ou une forme familière, identifiable par le spectateur comme par moi, qui donne ainsi à la peinture une origine tangible. Ce qui permet alors aux intangibles, à l’atmosphère du tableau de prendre forme. Je n’entreprends jamais de créer des espaces réels, uniquement des espaces peints, supprimant toute unité de temps comme de lieu. Tous les éléments sont travaillés pour rendre compte d’une atmosphère, d’un arrière-goût bizarre de déjà-vu, d’un climat contemporain à la fois psychologique et physique. Je ne veux pas de paysages idéaux inspirés de la nature.

Tu exerces en amont de la peinture un important travail de collecte iconographique. Quelles sont tes sources ?

Je cherche et glane absolument tout le temps, partout. J’ai des tonnes d’images qui ne pèsent pas plus de 72 ko dans un ordinateur complètement foutraque. Rien n’est classé, contrairement à l’atelier où tout est rangé en dégradé. Il y a un super site de plantes déjà détourées que j’adore, artificialplantsandtrees.com.

L’intérêt que tu portes aux motifs pauvres – éléments architecturaux ou mobiliers basiques, matériaux de construction et de revêtement – est-il strictement pictural ou aussi symbolique ?

Je puise dans mon environnement des perspectives, des vues, des motifs. Ces éléments rejoignent la toile et sont traités comme des motifs équivalents évoluant dans le champ pictural. Chaque élément peut ainsi être choisi, dans un premier temps, pour ses caractéristiques formelles. L’approche est à la fois morphologique et dynamique. De plusieurs manières, ces images renvoient à des souvenirs, des expériences précises ou fantasmées. Ce langage amorcé n’est que la solution à un problème de peinture. Les motifs – chaîne, brique, bâche militaire – sont pour moi assez forts dans leur dynamique formelle pour être appréhendés par tous, de manière entière. Ils me permettent seulement d’importer des contrastes de couleur, des ombres, des perspectives pour voir si cela tient toujours.

Tes peintures sont réalisées en trois étapes. La première consiste en l’esquisse sur ordinateur de tes compositions. Peux-tu revenir sur le travail que tu opères à l’aide de logiciels ?

J’utilise Photoshop pour le montage global, Illustrator pour créer des formes plus complexes et InDesign pour découper l’image comme une mise au carreau. Photoshop me permet l’emploi d’une multitude de calques, c’est-à-dire de formes, de tracés, d’ombres, de dégradés et de transparences qui composent l’image en strates, en général une soixantaine chacune. C’est un espace d’atelier bordélique qui me permet de vider l’image de tout repère. Une fois l’ensemble des calques fusionnés, l’esquisse est prête et définitive.

Qu’est ce que le dessin sur ordinateur t’apporte que d’autres médiums ne te permettraient pas ?

Tout y est permis. Photoshop me permet d’imaginer constamment de nouveaux plans, de nouvelles transformations, d’ouvrir le champ des possibles tout en me le faussant complètement. C’est pour cela que je n’utilise pas de logiciel 3D. Tout serait trop juste. Ma peinture est liée à la relation que j’entretiens avec l’ordinateur. Il me challenge, me permet de réfléchir différemment. Si certaines opérations paraissent simples, rapides, voire débiles, la réflexion picturale qui s’ensuit est excitante et se produit, à l’inverse, dans un temps de réalisation très long.

La seconde étape consiste à reporter sur la toile l’esquisse numérique. Comment s’effectue le transfert ?

J’utilise des impressions A3 noir et blanc du squelette de l’image à l’échelle 1, au format du tableau. Je passe d’un écran 15 pouces à une toile de deux mètres. C’est une étape primordiale qui me permet d’appréhender le dessin au moins trois fois et de me l’approprier totalement. Le dessin est reporté par un système de calque en un tracé blanc poudreux presqu’invisible, qui disparaîtra à l’étape suivante sous une couche de peinture à l’huile. Ce procédé répond à un problème matériel que me pose la peinture, retrouver dans le rendu peint une tension équivalente à celle de l’esquisse numérique.

À quel moment détermines-tu le format définitif de tes toiles ? Petites ou grandes, qu’est-ce qui les différencie à tes yeux ?

Le choix du format est crucial. Je ne commence jamais avec une idée prédéterminée. Je ne prends une décision définitive qu’une fois l’esquisse numérique terminée. Le format s’impose alors de manière évidente. Je me suis instinctivement sentie à l’aise avec les grands formats, tandis que les petits formats m’ont appris à radicaliser mes montages, à être plus intransigeante. Il n’y a pour moi, aujourd’hui, aucune différence entre les petits et grands formats.

La dernière étape concerne l’exécution du tableau en une seule couche de peinture à l’huile. Pour cela, tu circonscris d’abord à l’aide de bandes de scotch et de pochoirs tous les motifs de la composition finale. Passes-tu plus de temps à découper ou à peindre ?

À découper ! Chaque élément du tableau est délimité sur la toile par des zones pleines ou vides de scotch. Pour les détails plus complexes, je fais imprimer par découpe laser des pochoirs sur sticker vinyle. Tout s’emboîte dans un long travail de mise en place de la peinture. Je traite chaque détail avec la même attention, sur le même plan. Je regarde mes tableaux de très près. Je ne peins pas par jus, en plaçant les ombres et les lumières, en faisant monter la peinture petit à petit. Si j’ai besoin d’une ombre, je la peins. En une couche, rien n’est altéré, je garde la puissance des couleurs, de la lumière, cette matière de la peinture à l’huile que j’adore, légèrement satinée. Tout reste en surface. 

Quels effets ta technique picturale singulière te permet d’achever que tu ne pourrais réaliser autrement ?

Mes tableaux se composent principalement d’aplats et de dégradés. J’ai besoin que l’?il ne soit gêné par aucune brillance, aucun affect de la peinture. Il faut que le rendu soit froid, tendu et synthétique. C’est pour cela que je travaille avec un système de calques et de pochoirs. Cette technique assez rigide me permet de cloisonner l’espace de la toile, de mettre en place des états de tension qui ne se transmettent parfois que par des éléments de composition. Elle m’a permis de trouver des solutions simples à des problèmes de peinture, sans drame ni fioriture. Éviter de tapoter son pinceau pour faire un buisson et un chiffon pour faire des nuages.

Il se dégage de tes peintures une impression à la fois paisible et inquiétante, en partie due à la solitude des scènes mais aussi au rapprochement que tu opères entre des iconographies tout à fait discordantes. De manière systématique, des éléments renvoyant à l’idée de villégiature estivale – par exemple le motif de la piscine, particulièrement récurrent dans ton ?uvre, ou plus largement l’univers du jardin – s’opposent à des référents sécuritaires puissants – des remparts, des clôtures, des barbelés. La menace d’une invasion pèserait-elle ou serait-ce le calme après la tempête ?

Je répondrai par une citation d’Ed Ruscha en 1988 : « De nos jours, tout le monde viole la nature pour des questions de profit. C’est plutôt ignoble. La Californie du Sud ne forme plus qu’une seule grande ville aujourd’hui. Mais que peut-on dire sur le progrès ? Le contrôle des naissances ? Tout le monde souhaite avoir une grande famille et le meilleur de ce que la vie peut offrir. Donc quelque chose doit céder sous la pression, et ce qui cède en premier, c’est la nature. D’un autre côté, mon but n’est pas de trouver de jolies fleurs pour pouvoir les peindre. C’est un certain parfum de décadence qui m’inspire. Et quand je roule en voiture dans une quelconque zone industrielle de ce pays, observant ses parcs à thèmes et ses entrepôts, je sens que quelque chose me parle. C’est le mélange de toutes ces choses qui me donne le sens des réalités et me fait avancer en tant qu’artiste.[1] »

Ton approche de la perspective, volontairement gauche et obstruée par des murs ou des treillages, participe aussi au climat incertain qui émane de tes ?uvres, une sensation de confinement dont on ne sait si elle est subie ou désirée. Comment élabores-tu tes angles de vue ?

Il est important à mes yeux que certaines structures soient crédibles, sans me préoccuper de savoir si elles paraissent réalistes ou non. Je cherche seulement à saisir ce qui marche et ce qui ne marche pas, que ce soit au niveau des perspectives, des ombres et des lumières. Souvent l’ombre portée correcte d’un objet ne fonctionne pas du tout dans la composition, je décide donc de la positionner d’une toute autre manière. Il en va de même pour les perspectives. Quelques fois, je ne me rends même pas compte que tout est faux. Donc je me dis que la peinture tient.

Tes compositions sont souvent comparées à l’esthétique primitive 3D des jeux vidéo de la fin du XXe siècle, dont les décors tronqués ne focalisaient que sur les détails du terrain d’action. Tu fais pour ta part plus volontiers référence aux maîtres du Trecento et du Quattrocento, notamment Giotto et Piero della Francesca. Qu’as-tu retenu d’eux ?

Je ne m’intéresse pas du tout à l’esthétique des jeux vidéo. J’utilise souvent le vert et le bleu sortis directement du tube pour indiquer de manière radicale et simple la nature et le ciel, c’est tout. L’envie de peindre m’est venue au lycée en regardant la peinture de Giotto. J’en ai retenu les nuages, et chez Piero della Francesca, les créneaux aplatis. La folle contemporanéité de leur conception de l’espace et de la couleur continue à faire écho aujourd’hui dans ce que je ressens de la peinture et du monde qui m’entoure.

Plutôt que des fenêtres ouvertes sur le monde, tes tableaux, parce qu’ils ne pointent vers aucun horizon, m’apparaissent parfois comme l’envers même des décors qu’ils figurent et précipitent. Le sujet de ta peinture n’est-il pas au fond la composition picturale même ?

Absolument. Le procédé est un sujet déterminant qui défie le sujet principal figuré. La peinture n’est pas un outil pour la représentation d’un motif, elle est en elle-même une représentation qui s’affronte au motif, le met en tension. Le décor, c’est cette chose qui n’est pas vraiment ce qu’elle semble être, entre le plaqué et le cache-misère, qui advient comme un parasite, toujours en trop, en plus. C’est en même temps ce que l’on ne peut pas voir. J’essaie d’utiliser un langage simple.

Au plus loin de l’illusionnisme, tes constructions s’imposent donc comme des décors de carton-pâte, ce qu’accentue considérablement ta palette de couleurs tape-à-l’?il. Qu’est-ce qui t’attire dans la projection du faux ? Serait-ce une autre stratégie pour ne concentrer l’attention que sur la peinture ?

Ces ressorts formels et iconographiques me permettent de suspendre par endroit l’illusion narrative, contrariant notre désir d’une profondeur de l’image et du sens. Le spectateur doit être retenu à la surface du tableau. L’amorce narrative n’est jamais assez forte pour nous faire oublier que nous regardons une peinture.

Finalement, l’abstraction serait-elle une direction vers laquelle tu tends ?

J’ai l’espoir de faire un travail qui reste obstinément visuel.

[1] Ed Ruscha, « Le Témoin », Huit textes |Vingt-trois entretiens 1965-2009, trad. Fabienne Durand-Bogaert, JRP|Ringier, Zürich, Coll. « Lectures Maison Rouge », 2010, p. 54. Texte paru pour la première fois dans Esquire, Londres, juin 1988, vol. 109, pp. 190-191.