Violaine Boutet de Monvel

From video feedback to GenAI: on recursivity in the arts and media

Erró

Texte d’exposition publié par Perrotin (New York), mars-avril 2016.

La Galerie Perrotin, New York est heureuse de présenter la première exposition dédiée à l’artiste islandais Erró (Ólafsvík, 1932), une figure phare du Pop art et de la Figuration narrative dans l’Europe d’après-guerre, avec un ensemble de 15 peintures réalisées entre 1959 et 2016.

Précurseur du collage peint (c’est-à-dire de la peinture réalisée exclusivement à partir de montages préparatoires d’images ready-made), Erró a développé depuis le milieu des années 1950 une saga exubérante et satirique de la société de consommation et de la politique globale, dans laquelle se heurtent politiciens, super-héros, tyrans, extraterrestres, célébrités, guerriers et amants. Dans un essai publié en 1999, le critique d’art et philosophe américain Arthur C. Danto conclut : « Quant au rôle d’Erró dans l’histoire de l’art, on peut dire qu’il a réussi, à lui tout seul, à faire entrer le Pop dans sa phase de baroque flamboyant » [1]. Tout est dit.

Après avoir étudié la peinture classique, la fresque et la mosaïque à Oslo, Florence et Ravenne, Erró s’installa à Paris en 1958, où son ami, l’artiste Jean-Jacques Lebel, l’introduisit dans les cercles dadaïste et surréaliste, comprenant Marcel Duchamp, André Breton, Max Ernst, André Masson et, parmi tant d’autres, Roberto Matta, avec qui il pratiqua régulièrement le dessin à quatre mains. L’influence de l’esprit non conformiste et fantaisiste de ces artistes se ressent dans ses travaux de primeur et, plus spécifiquement, sa fascination pour la mécanisation de l’humanité à l’époque. Par exemple, la peinture la plus ancienne présentée à la Galerie Perrotin, “The School of New-Par-Yorkis” (1959, de la série “Le Monde de l’art”), est un portrait au vitriol de Jackson Pollock, qui est figuré en un squelette de dinosaure éclaboussant une toile au sol devant une autre peinture tachiste typique de Hans Hartung. En même temps, deux robots-disciples sont montrés en train de barbouiller de la peinture avec zèle du bout de leurs bras télescopiques et de leurs câbles intestinaux dans les styles les plus purs, géométrique et gestuel, de l’abstraction.

Partisan convaincu que « la peinture doit être de son temps et refléter son époque »[2], Erró rejeta l’Expressionisme abstrait et l’École de Paris, qui prévalaient après-guerre sur le monde de l’art de part et d’autre de l’Atlantique. Il laissa à la place les images ready-made progressivement envahir son travail jusqu’à ce que ses pratiques figuratives du collage et de la peinture fusionnent pour de bon au début des années 1960. En effet, alors qu’il avait déjà transposé certains de ses collages en peinture dès 1959 avec sa série “Meca-Make-Up”, dans laquelle il hybridait des morceaux de corps humains avec des composants mécaniques, puis redécouvert ce geste radical en 1963 avec sa série “Ombromanies”, ce ne fut pas avant 1964 au cours de son premier voyage à New York qu’il systématisa sa technique de composition à deux temps et laissa derrière lui ses propres représentations imaginaires pour puiser résolument dans les ressources infinies des médias de masse et de la culture pop.

Dès son arrivée à New York au tournant de l’année 1964 et en l’espace de quatre mois seulement, Erró s’immergea totalement dans les milieux avant-gardistes trépidants de la nouvelle capitale de l’art. Il rencontra Robert Rauschenberg et Jasper Johns. Il participa aux “Tableaux-Pièges” de Daniel Spoerri aux côtés de Marcel Duchamp, Andy Warhol et Roy Lichtenstein. Il fréquenta le Gramercy Arts Theater, dirigé par la Film-Makers’ Cooperative de Jonas Mekas. Il assista à la séance d’action-lecture “The Art of Happening” d’Allan Kaprow et Wolf Vostell et prit aussi part au décollage-happening “You” de ce dernier à Great Neck, Long Island.  Sa première exposition personnelle américaine eut lieu avant la fin de son séjour à la galerie Gertrude Stein, qu’un critique d’Art Voices décrivit comme l’œuvre d’un ‘véritable Pop-Surréaliste’.

Toutefois entre le happening, le cinéma underground et le Pop art, ce ne fut pas juste l’effervescence artistique de New York qui persuada finalement Erró de faire de sa pratique originale du collage la matrice exclusive de son œuvre picturale spectaculaire. Ce fut aussi et surtout la ville elle-même avec son flux irrésistible et sans précédent d’images produites par et pour la consommation de masse, ainsi que la grande vitalité de sa culture pop, en lui fournissant d’innombrables sources iconographiques. Il rentra à Paris avec une valise pleine d’images, qu’il avait notamment collectionnées dans les supermarchés alors qu’ils n’existaient pas encore en France, et réalisa immédiatement “Foodscape” (1964, de la série “Retour d’USA”), la première de nombreuses compositions all-over à venir, célébrant ici sa découverte de l’opulence américaine avec un déluge de boîtes de conserve et de fromage.

Depuis sa première rencontre avec New York, Erró n’a jamais cessé d’amasser et d’archiver avec grand soin dans son studio parisien toutes sortes d’illustrations provenant des quatre coins du globe, allant de simples coupures de journaux, magazines et publicités, à des affiches de propagande, caricatures, bandes dessinées, reproductions d’oeuvres d’art, cartes postales et photographies de catalogues de vente à distance ou encore n’importe quelle image imprimée en masse ayant attisé sa curiosité insatiable. Avec une paire de ciseaux et un épiscope, il brosse sans relâche depuis plus de cinquante ans le portrait incroyable et kaléidoscopique de notre société contemporaine, en alimentant continuellement avec de nouvelles images ready-made le choc flamboyant des cultures, civilisations et idéologies qui est central à son esthétique. « Le collage, c’est la partie la plus excitante de mon travail, la plus libre, c’est presque une écriture automatique »[3], dit-il. Toujours enduites d’une fine couche d’ironie, ses peintures sont aussi souvent organisées en séries thématiques ou géographiques au carrefour improbable des actualités et des fantasmes populaires.

À la Galerie Perrotin, les visions du monde tout aussi chaotiques qu’incisives d’Erró incluent “Lovescape” (1973-1974), qui répand l’amour entre machines, humains, notamment des figures empruntées à l’histoire de l’art, et la faune entière de la Terre dans orgie phénoménale. À la fois bucolique et grotesque, cette scène rappelle “Le Jardin des délices” de Jérôme Bosch (vers 1500) et s’impose d’abord au regard comme un champ de bataille monstrueux. En pleine guerre froide, tandis que “Stukas” (1974) précipite franchement des bombardiers en piqué nazis au Viêtnam, d’autres caricatures politiques russes concernant les affaires étrangères occidentales tourbillonnent dans les perspectives vertigineuses de “La Bombe” et “Nato” (1977 les deux, de la série “L’Ouest vu de l’Est”). « Tout événement historique ou tout conflit armé se double d’une guerre des images. Pour un artiste comme moi qui utilise les images médiatiques pour en faire des collages, points de départ de mes tableaux, la matière ne manque pas »[4], nota-t-il. Enfin dans “Sarajevo” (1996, de la série “Target Practice”), qu’Erró réalisa en réaction au siège de la capitale durant la guerre de Bosnie-Herzégovine, c’est pour lors un conflit ethnique entre super-héros et méchants qui sème une terreur indicible parmi les civils.

À ce propos, parmi les nombreuses références américaines qu’Erró a employé tout au long de sa carrière, les personnages de comics, et particulièrement les super-héros, ont guéri son obsession première pour la robotique en envahissant considérablement son art, au point qu’il leur accorda même une série toute entière à la fin des années 1990, sa “Saga of America Comics”. Ils sont le sujet central des compositions all-over “Good Morning America” (1992), “Captain America” (1992) et “Wonderwoman scape” (1999) à la Galerie Perrotin. Cela dit, le panorama de l’artiste continue avec une toute autre sorte d’icônes pop dans les peintures plus récentes, comprenant “Dogman” (2012), qui met en scène le rapper Snoop Dogg avec un bouledogue et un mouton en shorts, et de manière encore plus invraisemblable “Poutine et Miley Cyrus” (2013, de la série “Moscou-Berlin-Paris”), dans laquelle la chanteuse danse le twirk en tirant sa langue notoire auprès d’une caricature du président russe torse nu et d’Alfred E. Neuman, la mascotte du magazine Mad.

Alors qu’Erró a fermement renoncé à inventer ses propres figures imaginaires pour s’emparer à la place, voracement, de l’iconographie inépuisable véhiculée par les médias de masse depuis maintenant plus de cinquante ans, ses peintures n’ont de cesse, ironiquement, de démontrer que la vérité dépasse largement la fiction. En effet, en orchestrant magistralement à travers le collage l’absurdité et la violence de nos propagandes contemporaines, qu’elles soient politiques, commerciales ou culturelles, ses visions chaotiques et extravagantes suscitent des impressions plus que délirantes. De ce point de vue, la contribution d’Erró au Pop art est d’autant plus exceptionnelle que son œuvre est profondément hallucinatoire.


[1] Arthur C. Danto, « Phénoménologie picturale et allégorie politique dans l’art d’Erró », in Erró, Galerie Nationale du Jeu de Paume, 1999, p. 26.

[2] Danielle Kvaran, “Erró, d’image en image”, in Erró Rétrospective, Musée d’art contemporain de Lyon, 2014, p. 26.

[3] Anaïd Demir, “Erró de légende”, in Erró Rétrospective, op. cit., p. 369.

[4] Erró, “God Bless Bagdad”, in Erró Rétrospective, op. cit., p. 306.