Violaine Boutet de Monvel

From video feedback to GenAI: on recursivity in the arts and media

Paranoïa critique : Benjamin Sabatier du labeur au martyre

Pecha Kucha dans le cadre du Prix AICA France 2016 de la critique d’art, Palais de Tokyo (Paris), 18 mars 2016, 19h.

La performance, 35 heures de travail, que Benjamin Sabatier réalisa ici-même au Palais de Tokyo, quelques semaines après son ouverture il y a maintenant quatorze ans, est le point de départ de son programme esthétique. Alors qu’en 2002 venait d’être étendue la loi des 35 heures, pendant cinq jours consécutifs à raison de sept heures par session rémunérées au SMIC, l’artiste installé sur une chaise s’acharna à tailler des crayons.

Changeant d’espace chaque jour du restaurant à la librairie, en passant par les salles d’exposition, et peut-être même là où vous vous tenez à présent, il laissait en place les preuves de son labeur de la veille, à savoir non seulement l’accumulation au sol de rognures de bois et de taille-crayons usés, mais aussi des pansements dont il bandait ses doigts meurtris par l’exercice éprouvant de cette tâche fastidieuse.

Les projections de graphite de plus en plus opaques sur sa chaise enregistrèrent de même, au fil de la semaine, l’empreinte de son corps au travail. Autrement dit, par cette action également manifeste, il souleva pour la première fois de manière concrète la question du labeur de l’artiste, en donnant à voir alors publiquement l’effort qu’il fournit et sa trace au cours de la dissémination de cette œuvre, résiduelle, aux quatre coins du Palais de Tokyo.

La performance en soi n’étant pas le médium de prédilection de Benjamin Sabatier, mais bien plutôt l’assemblage, il initia la même année, non sans humour, une série toujours en vigueur d’œuvres en kit commercialisées en édition limitée à trois exemplaires, chacune accompagnée d’un mode d’emploi multilingue, de schémas de fabrication, parfois même d’un DVD de démonstration, et de tous les outils et matériaux nécessaires à son montage.

Il s’agit par exemple de Hard Work – DIY 914, consistant à planter au mur des centaines de clous pour inscrire en négatif le « dur labeur » non plus de l’artiste cette fois, mais de l’heureux acquéreur. De fait, certains collectionneurs, pas nés de la dernière pluie, plutôt que de s’éreinter préférèrent préserver les kits intacts dans leurs petites boîtes en carton, tamponnées finement au pochoir en place de la signature de l’artiste.

Après tout, les monter leur ferait perdre de leur valeur hypothétique, notamment celle d’usage – le comble pour des œuvres d’art contemporain sensées justement y échapper. Quoi qu’il en soit, Benjamin Sabatier n’a depuis cessé de développer son esthétique du labeur au carrefour de l’art et du bricolage, dans l’héritage revendiqué haut et fort de la contre-culture DIY, « Do it yourself », issue des utopies hippies et anticonsuméristes des années 1960.

En concevant systématiquement de bric et de broc des structures simples, il encourage l’émancipation créative, le devenir-artiste de chacun par l’appropriation possible de ses modes de fabrication. En effet, si tous ses assemblages sont des compositions évidemment uniques, ils présentent néanmoins délibérément des procédés et matériaux tellement accessibles que l’évidence de leur reproductibilité s’impose.

De son propre aveu d’ailleurs, les spectateurs ainsi confrontés à ses œuvres seraient bien avisés de railler qu’ils auraient pu les réaliser eux-mêmes, car ils auraient parfaitement raison ! Un petit tour chez Leroy Merlin et le tour est presque joué. Opportunément, le prénom de l’artiste invoque à lui seul Walter Benjamin et ses théories de l’art à l’ère de la reproductibilité technique.

Depuis quelques années, c’est en grande partie dans l’univers du chantier que Benjamin Sabatier poursuit ses investigations en y empruntant matériaux et outils de construction, symboles par excellence du travail forcené. La question reste toujours celle de comment montrer le labeur de l’artiste, une activité qui, comme celle de l’écrivain, échappe injustement à la définition même du travail. Il paraît que c’est une question de passion…

Dès lors, à défaut de donner à voir directement l’effort de son corps au travail, ses assemblages en gardent tous métaphoriquement la pénible empreinte, le plus souvent à force de compressions et de tensions inimaginables imposées entre ses matériaux et ses outils, qui donnent alors mesure tangible d’un labeur créatif soi-disant inutile et purement esthétique aussitôt franchi le seuil d’un espace d’exposition.

Il s’agit par exemple de pots dégoulinant de peinture ou de barils métalliques écrabouillés, écrasés par des étais ajustables entre le sol et le plafond, ou sous le poids accablant d’imposants cubes en béton. Il s’agit aussi d’arrangements rocambolesques de briques reliées les unes aux autres par des serre-joints, d’effrayants instruments de torture à la poigne de fer.

Il s’agit enfin de planches de bois retenues en équilibre précaire par l’une de leurs extrémités coincée dans l’étroite dépression, de rictus, de sacs de ciment pliés et durcis, des assemblages à couper le souffle d’ailleurs, comme de violents coups de poing. Un instant, je reprends mon haleine, on en tirerait presque la langue de douleur.

Faute peut-être de ne pas avoir encore réellement réussi à susciter des vocations artistiques chez un public récalcitrant et fainéant, ou de n’avoir pas su tout à fait convaincre ses collectionneurs de mettre une bonne fois pour toutes la main à la pâte, Benjamin Sabatier inflige une violence de plus en plus inouïe à ses matériaux pour mettre en forme un labeur, qui a fini par tourner à l’horreur absolue.

Je dirais même plus, : « Bye bye Walter Benjamin et bienvenue Benjamin l’éventreur ! » C’est franchement au martyre qu’il pousse le travail ces dernières années, en invoquant en l’occurrence la figure même d’un saint Sébastien, supplicié à mort, en la forme effroyable d’un sac de ciment à la chair transpercée par de mordantes tiges de fer à béton, comme autant de flèches décochées.

« Hard work » professe-t-il ? Libre à vous d’en juger, mais hardcore, très certainement. Et une pendaison maintenant, mais quel bourreau cet artiste ! Alors que son intention d’origine était plus que louable – la démocratisation du geste créateur –, notre inaction a sans doute eu raison de sa bonne volonté. Je sais bien que toute révolution s’accompagne d’une période de terreur, mais jusqu’où ira-t-il ?

En tout cas, le calvaire ne s’arrête pas aux salles d’exposition et s’étend carrément sur la place publique, comme à la FIAC en 2013 sur les berges de Seine, où l’artiste dressa de véritables échafauds ! Pour ce type d’assemblages funestes, il m’affirmait par ailleurs il y a quelques semaines encore avoir eu en tête à la fois le cœur à l’ouvrage des fameux Constructeurs de Fernand Léger et la lassitude extrême qui affaisse tout entière la morne Repasseuse de Pablo Picasso.

En ce qui me concerne, j’y vois bien plutôt les corps dépéris du Radeau de La Méduse[VBdM8]  de Théodore Géricault. Tragiquement échoués à une centaine de mètres seulement du pont Alexandre-III, qui avait été inauguré pour l’Exposition universelle de 1900, vous voudrez bien reconnaître que c’est presque prophétique. Mais ! au diable pour un temps, pauvre démocratie.

Et ne me laissez pas commencer sur ce qu’il trame en ce moment dans son atelier. L’artiste a plus d’un supplice à son arc. Les temps n’ont jamais été aussi sombres pour les poutres en bois et les sacs de ciment. Planter, couler, plier, compresser, mais aussi crucifier, emmurer, pendre et brûler, autant de peines réalisant le grand œuvre terrifique de Benjamin Sabatier. Je me fais un devoir tout naturellement de dénoncer la piteuse condition de ses matériaux.

En tant que critique d’art, je prends très à cœur le fait de fantasmer les œuvres, d’ailleurs c’est là que je tire tout le plaisir lié à cette activité, car l’écriture en soi est bougrement difficile. Personne ne doutera ici que ces lubies renseignent plus la vision de l’auteur que celle de l’artiste. Mais je tiens aussi à lui rendre justice et prolonger son aura, ça s’appelle prendre son travail au sérieux messieurs dames.

Alors vraiment il est grand temps ! Enflammons-nous à notre tour d’une fièvre démiurgique. Saisissez vos marteaux, je vous ai apporté plein de clous, parce que « nous sommes des dieux et ferions bien d’y œuvrer » . Tel est l’adage en tout cas du Whole Earth Catalog: Access to Tools, le livre de chevet de l’artiste et l’ouvrage de référence DIY paru en 1968. Quoiqu’à tout bien y réfléchir, j’ai plus envie pour ma part de planter au mur des crayons.